Sang d'Azur

Nouvelle • 26 Septembre 2025
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Bienvenue parmi le peuple des Elfes. Sang d'Azur aura été un nouveau défi pour moi car il m'a poussé à approfondir sur la mythologie du monde et sur les différents peuples qui le compose. À ce jour, c'est le projet qui m'a demandé le plus de temps et d'efforts (presque 2 mois de travail, le temps passe vite !).

Cette nouvelle a pour but de vous introduire dans l’univers au sein duquel je développerai une série de textes intitulée « Présages », avant de m'attaquer à un projet plus ambitieux. Les personnages que vous connaissez déjà, tels que Grimwald ou Selena, appartiennent eux aussi à ce monde. Tout comme Voldrín, leurs aventures ne font que commencer.

I

La région baignait à son habitude dans une pénombre bleutée. Les larges feuilles du Cœur-Azur obstruaient la lumière du soleil. Elles irradiaient une lueur céruléenne, ce qui faisait de l’arbre le phare de la forêt. À sa base, un village avait été bâti en communion parfaite avec la nature environnante. Sous un large amas de racines qui formait un grand hall, une foule d’enfants aux oreilles pointues étaient assis devant la matriarche de leur clan.

La prêtresse avait les traits fins et presque aucune ride malgré son âge avancé. Ses cheveux grisonnants étaient tressés en longues nattes, qui se rejoignaient pour former un chignon. Dans sa main droite, elle tenait un bâton orné de reliques, dont le tintement accompagnait chacun de ses mouvements.

— Une histoire ! Raconte-nous une nouvelle histoire ! s’écria l’un d’entre eux.

— Je connais bon nombre d’histoires, répondit la prêtresse en agitant son bâton de façon théâtrale. Quel genre d’histoire aimeriez-vous écouter aujourd’hui ?

— Une histoire de dragons ! lança un autre enfant.

— Une histoire de dragons ? Bien voyons voir…

La prêtresse ferma les yeux quelques instants comme pour faire appel à la mémoire d’esprits très anciens. L’attente captiva les enfants qui arrêtèrent presque de respirer de peur de ne pas entendre le début de l’histoire. Finalement, elle entrouvrit sournoisement un œil pour vérifier qu’elle avait bien l’attention de tous avant de reprendre :

— Savez-vous d’où proviennent les dragons ? Pour cela, il nous faut remonter aux mythes fondateurs. À l’origine du monde. Laissez-moi vous le conter. 

«  Au commencement, le monde n’était que chaos et désolation. Äalar, Dieu des glaces, faisait régner sur le monde un hiver éternel, tandis que sous terre, Gróm, Dieu du feu, grondait de ses flammes primordiales. Chacun maître de son royaume, ils s’affrontèrent pour décider lequel des deux règnerait sur le monde. Les volcans déchaînèrent leurs flammes, les nuages firent pleuvoir de la glace, leur guerre façonna les continents et les océans. Lors de l’ultime affrontement, le feu de Gróm rencontra la glace d’Äalar, et de cette union naquit un œuf. Saisi par ce miracle, les deux Dieux mirent fin à leur querelle, et l’œuf devint le sceau de leur paix.

Ainsi naquit Aggrón, le premier des êtres vivants.

Lorsqu’il s’éveilla, son premier battement d’ailes engendra le vent ardent, nommé Gron’varhn. Habitée par le feu primaire, sa seule présence réchauffait la terre, permettant à la vie d’émerger.  Animé par le désir de rebâtir un monde où coexisteraient les deux forces qui l’avaient façonné, il parcourut la terre entière. Là où son souffle passait naissaient plaines fertiles et forêts luxuriantes. Quand son œuvre fut achevée, il contempla ce monde florissant, mais se découvrit bien seul. Alors, de son souffle, il créa les créatures de ce monde, et pour veiller elles, il façonna cinq nouveaux œufs. 

Ainsi naquirent les Aînés.

Les enfants de « D’Aggrón », comme on les appela, donnèrent plus tard leur nom à la race des Dragons. Vous les connaissez déjà sûrement. Parmi eux, Vognir, le grand dragon rouge, héritier du souffle ardent de son père, et Elundir, la dragonne bleue, notre Mère Créatrice, dont les ailes étoilées protégeaient la nature. Confiant dans ses héritiers, Aggrón s’endormit alors d’un sommeil millénaire. 

Ainsi naquit le monde tel que nous le connaissons.

Mais une telle création ne pouvait qu’attiser la convoitise. Des profondeurs de leur plan astral surgirent les Érédiens, êtres raffinés, puissants et presque immortels. Ils se présentèrent comme artisans de paix, et les dragons les accueillirent, à condition qu’ils les aident à veiller sur ce monde. Certains acceptèrent, tel Elarûn, qui fut le premier elfe, notre ancêtre à tous. L’harmonie régna un temps, car un groupe d’Érédiens ne pouvait accepter de partager cette terre avec les Dragons. Un jour, ils forgèrent les hommes, des êtres façonnés à leur image, destinés à les vénérer.

Ainsi naquirent les Hommes.

Les dragons, surpris de cette œuvre, leur demandèrent pourquoi ils agissaient ainsi, et si ce monde tant désiré ne leur suffisait plus. Les Érédiens répondirent qu’ils n’avaient pas à leur obéir ni à se justifier. Offensés, les dragons leur laissèrent sept jours pour regagner leur plan astral. Ces derniers acceptèrent, mais au matin du septième jour, les Érédiens tendirent un piège aux Dragons. Elundir y fut gravement blessée. Elle s’envola à travers le continent et son sang bleu azur se déversa sur le monde. En certains endroits, il fit fleurir des arbres mystérieux nommés Cœur-Azur. Ils étaient animés de la même essence que notre Mère Créatrice. Blessée, Elundir alla se réfugier sous les racines d’Aardrasil, l’arbre ancestral. Il est dit qu’elle y sommeille encore, veillant sur le monde depuis son refuge sous-terrain. » 

— Et les autres dragons, que leur est-il arrivé ? s'enquit l'un des enfants.

— Est-ce qu’ils se sont battus ? enchérit un autre.

Les enfants s’empressèrent de poser une avalanche de questions, dans ce qui devint un brouhaha incompréhensible.

— Doucement, chacun son tour ! Les autres dragons, voyez-vous...

Le récit de la prêtresse fut interrompu par le bruit des portes de l'enceinte de l’Haítolin. Une escorte de gardes raccompagnait deux elfes à bout de forces, dont l'un était soutenu par son compagnon. Aussitôt qu'ils eurent franchi l'enceinte, ils la refermèrent.

— Thandriel ! Voldrín ! s'exclama la femme elfe. Écartez-vous les enfants, faites-leur de la place.

— Il est faible, dit gravement Voldrín, lui-même essoufflé.

Les marques qui parcouraient le corps de Thandriel irradiaient encore un bleu luminescent. Elles semblaient le consumer de l’intérieur.

Celles de Voldrín, bien que beaucoup plus marquées, émettaient une plus faible lueur. Sa peau était d'un bleu plus prononcé que celui de ses congénères, contrastant particulièrement avec sa chevelure argentée. Ses traits étaient fins et gracieux, bien qu'un aspect de sévérité se dégageait de son regard.

— Vite, installe-le sur cette table pour que je l’examine.

D'autres elfes vinrent l'aider, ils allongèrent délicatement l’elfe à bout de forces. L'épuisement fit sombrer Thandriel dans un sommeil profond tandis que la matriarche l'examinait, psalmodiant des mots dans une langue ancienne. Voldrín s'installa sur une racine apparente.

— L’arbre faiblit, Faemoira, dit-il. Chaque jour ils nous forcent à aller plus loin.

La prêtresse interrompit son murmure, fermant ses yeux, dans un mélange de résignation et d'impuissance.

— Je le ressens, le chant du Coeur-Azur se fait de plus en plus faible. Mon pouvoir s'amenuise chaque jour. Je ne peux plus vous guérir comme par le passé. L'arbre doit se régénérer, sans quoi il perdra son éclat.

— Pas ici, souffla Voldrín en lui faisant signe de le suivre.

Tous deux s'écartèrent du groupe pour discuter en privé. L'enceinte dans laquelle les elfes étaient regroupés ne laissait que peu d'espace pour s'isoler.

— Les choses ne vont pas aller en s’améliorant, déclara Voldrín. Pendant la communion, j'ai entendu les gardes discuter entre eux. L'Empire demande toujours plus d'Azur. Les guerres en consomment de grandes quantités. De plus, des rumeurs circulent disant que la dernière cargaison a disparu. Nous allons devoir en extraire le double cette fois-ci.

— Le double ? s'exclama Faemoira avant de se reprendre, consciente d'attirer l'attention du groupe. La situation est critique Voldrín, reprit-elle à voix basse. À ce rythme, l'arbre ne tiendra plus que quelques semaines.

— Au diable l'arbre ! Les nôtres ne tiendront même pas jusque-là ! Regarde-les. Nous n'avons presque rien eu à manger ces derniers jours, ils ne nous donnent même plus leurs restes. Les enfants ne peuvent se nourrir de contes et légendes indéfiniment. Ils nous traitent pire que des chiens. Si nous n'étions pas les seuls capables d'extraire l'Azur de l'arbre, nous serions déjà tous morts.

— Je vois mon peuple souffrir, mais ne commets pas de blasphèmes ! Notre devoir sacré est de veiller sur lui, il est l'essence même de notre peuple. C'est un comble que ce soit toi même qui prononces ces paroles, Arándir, toi qui a été choisi par notre Mère Créatrice.

— Ne m'appelle pas comme ça, rétorqua Voldrín. De toute façon, l'issue reste la même. Si nous continuons d'extraire l'Azur, l'arbre meurt, mais si nous refusons, ils nous exécuteront sur le champ. Nous devons trouver une solution.

— Thandriel a dépassé ses limites et les autres Sang d'Azur se remettent à peine. Ils ne sont pas en état pour une nouvelle communion avec le Cœur-Azur. Mon pouvoir n'est plus ce qu'il était, il faut les conduire aux sources.

— Et Sylvaen ? s'enquit l'elfe bleu.

— Ce n'est qu'un enfant, il n'est pas encore prêt !

— Il va falloir qu'il le soit, conclut-il froidement. Je vais aller parler aux gardes. Si je leur explique que c'est dans leur intérêt, je pense qu'ils m'écouteront.

La matriarche acquiesça, puis marqua un temps d'arrêt et reprit à contrecœur :

— J'irai parler à Sylvaen. Il doit nous accompagner aux sources pour son initiation.

Alors que Voldrín se tourna en direction du poste de garde, Faemoira lui adressa un regard empreint d’espoir.

— Elundir nous viendra en aide. Ne perds pas la foi Fils de l’Azur.

Sans daigner se retourner, l'elfe lui répondit d'un ton résolu.

— Et où est notre Déesse alors que son peuple souffre ? Personne ne viendra. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.

***

Les gardes ouvrirent les portes de l'enceinte. Hormis les Sangs d'Azur, seuls Faemoira et Sylvaen furent autorisés à les accompagner aux sources.

Hors de l'enceinte de l’Haítolin, leur ancien village défiguré se dévoilait devant eux. Leurs habitations servaient aux soldats de l'Empire qui n'avaient pas manqué d'en saccager une partie. Des drapeaux rouges flottaient dans les airs et des flammes s'élevaient des machines Argusiennes dans un vacarme métallique. La contrée paisible plongée dans une atmosphère céruléenne qu'ils avaient connue semblait avoir totalement disparu. Au loin, le tronc du grand arbre était parasité par un extracteur massif dont les tubes servaient à récolter l'Azur.

Sylvaen qui n'était pas sorti de l'enceinte depuis des mois, fut saisi de stupeur devant ce triste spectacle.

— Par la Mère Créatrice, quels sont ces instruments infernaux ?...

— Avance et ferme-la ! lui ordonna un garde en lui flanquant un coup du côté plat de sa lance.

Le jeune elfe faillit s'écrouler, mais Voldrín le rattrapa dans sa chute. Il l'aida à se relever avant de contempler à son tour la désolation infernale qu'était devenu leur sanctuaire.

— Ce sont les machines de l'Empire, dit-il, alors qu'ils continuaient leur route. Elles sont alimentées par l'Azur. Lorsque la sève divine coule de l'arbre, elle est récoltée par ce réservoir accroché à l'arbre. Outre ses propriétés curatives, l'Azur est le meilleur combustible qui existe. Lorsque quelques gouttes sont enflammées, les flammes peuvent mettre des semaines avant de s'éteindre. C'est la ressource la plus précieuse de l'Empire, sans elle, il ne pourrait pas alimenter ses machines de guerre, et leurs autres inventions porteuses de morts. Puisse-t-il embraser l'Empire entier, rien ne me ferait plus plaisir, conclut-il tandis que les flammes infernales se reflétaient dans ses yeux.

Sylvaen continua sa marche à travers le campement pensif, en proie à un tourment silencieux. La vision du village déchiré le bouleversait, se mêlant à de nombreux autres mystères. Quels secrets cachaient donc les rituels de son peuple ? À sa naissance, les marques d’Elarûn s’étaient inscrites sur sa chair, le désignant comme un futur Sang d’Azur. Mais son devoir, tout comme le rituel de communion, lui avait toujours été caché. Faemoira perçut son inquiétude et vint poser une main sur son épaule.

— Tout ira bien, le rassura-t-elle, ponctuée d'un sourire bienveillant.

Le regard du jeune elfe se tourna à nouveau vers le sol.

— Qu'est-ce qui m'attend aux sources ? Quel est donc le véritable rôle d'un Sang d'Azur ?

La matriarche passa son bras autour du sien. De l'autre main, elle s'appuyait sur son bâton pour marcher.

— Les Sangs d'Azur, vois-tu, sont des elfes très spéciaux. Ils portent l'héritage d'Elarûn lui-même.

— Ne descendons-nous pas tous d’Elarûn ?

— Si bien sûr, mais seule une poignée d'entre nous sont capables, tout comme lui d'entrer en communion avec notre Mère Créatrice. Les marques que tu as héritées à la naissance et qui parcourent ton corps telles des racines en sont la preuve.

— La communion... en quoi consiste-t-elle ? demanda-t-il anxieux.

Sylvaen voyait depuis des mois les Sangs d'Azur sortir de l'enceinte du camp et revenir exténués. Thandriel ne s'était pas réveillé depuis la veille et demeurait inconscient alors qu'il était transporté sur un brancard. Ce qu'ils subissaient ne semblait rien avoir de réjouissant.

— La communion, reprit la prêtresse, permets de ne faire faire qu'un avec le Cœur-Azur. Son sang parcourt tes veines par le biais des marques sur ton corps. Lors de cette transe sacrée, notre Mère Créatrice communique directement avec toi. Hélas, chaque elfe y trouve quelque chose de différent, ainsi je ne pourrais te dire ce à quoi tu assisteras pendant la communion.

— Mais pourquoi reviennent-ils meurtris ? Quel rapport avec l’Azur que l’Empire désire tant ?

— Communiquer avec Elundir n'est pas un acte anodin, cela demande énormément d'énergie. L'arbre a lui aussi ses limites. Lorsqu'elles sont franchies, sa sève divine, le sang de notre mère se met à couler de son écorce. Ce procédé affaiblit profondément l'arbre, jamais un elfe ne devrait avoir à en arriver là. Avant l'arrivée de l'Empire, nous n'y avions eu recours que deux fois, dans des situations exceptionnelles.

Cette conversation n'avait pas vraiment rassuré Sylvaen et surtout, il avait désormais encore plus de questions qu'au début. Pourtant, chaque pas qui l’éloignait du campement et du vacarme métallique de l’Empire apaisait son cœur, comme si l’air devenait plus léger. Alors que l’atmosphère reprenait peu à peu sa teinte bleutée, il remarqua combien le bleu de la peau de Voldrín paraissait plus intense que celui des autres. Il se fit également la remarque que l'elfe était constamment utilisée par l'Empire pour le rituel et pourtant, il paraissait moins affecté que les autres. À nouveau, il questionna Faemoira.

— Au fil des communions, le sang de notre Mère Créatrice qui traverse les veines des Sangs d’Azur leur confère peu à peu cette teinte. À ma connaissance, aucun elfe, depuis Elarûn, n’a entretenu un lien aussi fort avec elle que Voldrín. Et pourtant… il persiste à refuser de s'abandonner à la foi.

Au loin, les bruits des chutes commençaient à se faire entendre. Alors qu'ils traversait la forêt sous bonne escorte, Sylvaen prit le temps de savourer l'air frais. Si l'arbre était désormais loin derrière eux, la végétation empreinte d'une même teinte luminescente fournissait la lumière nécessaire pour se repérer. Le fracas de la cascade se fit plus intense. Passant à travers une large déchirure entre deux rochers, les sources s'offrirent devant leurs yeux. Disposée en plusieurs puits, l'eau semblait empreinte d'une lueur semblable à celle de la nature environnante. 

— Voici les sources de Vanarán, lui dit la matriarche. Ton destin en tant que Sang d'Azur commence ici.

II

L’eau des bassins était fraîche, mais revigorante. Elle leur arrivait jusqu’à la taille, ravivant les blessures de leurs membres inférieurs, meurtris par la captivité. Voldrín franchit le bassin principal en portant Thandriel, il l’installa sur le dos dans l’eau et le fit dériver vers les autres. Ce moment de sérénité hors du temps était comme un rêve. Après tout ce qu’ils avaient enduré ces derniers mois, un simple bain hors du vacarme incessant des machines était un don inespéré.

Ils joignirent leurs mains alors que Thandriel flottait au centre du cercle qu’ils avaient formé. Faemoira ferma les yeux et prononça dans la langue ancienne :

Elun Ishtar anor tíen ; seren ilum videnya ; nai arán lorien haril.

Autour d’eux, l’eau se mit à luire d’une faible clarté semblable à celle de l’arbre, avant de parcourir lentement le long des corps des Sangs d’Azur. Elle suivit leurs marques apaisant la douleur de leur chair, mais également celle de leur esprit. Sylvaen dont la couleur des marques était blanche depuis sa naissance, les vit prendre une teinte bleutée au passage de l’eau.

— Puisse le souffle d’Elundir parcourir vos veines et guérir vos blessures, enfants de l’Azur. Quant à toi, Sylvaen, sois le bienvenu parmi nous. Bien que le rituel ne sera achevé que lors de ta première communion, te voici désormais un Sang d’Azur.

À travers ses marques, il sentait palpiter la vie elle-même ainsi que l’âme de la nature environnante. Cette sensation éveilla quelque chose de nouveau en lui, comme s’il retrouvait l’usage d’un sens qu’il aurait perdu il y a longtemps. 

Alors que les cinq autres elfes appréciaient ce moment de repos, Voldrín gardait sa résolution intacte. Il jeta un coup d’œil derrière lui. Les gardes restaient proches, mais ils étaient plus occupés à fumer le mélange qu’ils n’avaient pas le droit de consommer sur le camp qu’à véritablement les surveiller. Le fracas de la cascade isolait les elfes, leur permettant de converser librement sans crainte d’être entendus. Voldrín en profita pour s’adresser au groupe.

— Bien, nous pouvons parler librement à présent. Je vais aller droit au but, car le temps nous est compté. Tout comme moi, vous devez l’avoir ressenti, l’arbre se meurt. J’estime que d’ici deux lunes, il aura épuisé ses dernières ressources. S’il disparaît, l’Empire aura vite fait de tous nous éliminer. 

Les elfes se regardèrent les uns les autres comme s’ils avaient tous redouté d’affronter ce moment. Il reprit :

— Mais nous avons un autre problème. La dernière cargaison d’Azur a été subtilisée à l’Empire. La garnison en a souffert financièrement et Thandriel est l’un des premiers à avoir fait les frais du rythme infernal qu'ils nous imposent. Leur manque de ressources se fait ressentir et notre peuple est le premier à en faire les frais. Nous n’avons même plus de quoi nourrir tout le monde. Si nous ne réagissons pas, nous serons tous condamnés. Nous devons agir.

— Ah oui ? Et que proposes-tu ? « De leur demander gentiment de nous ouvrir les portes et de nous laisser filer ? » ironisa Alyra. Si tu as une solution miracle, c’est le moment de nous le dire, car, jusqu’à preuve du contraire, nous sommes piégés.

— Laisse-le parler, dit calmement un elfe barbu nommé Dalrian. Si tu parles ainsi Arándir, c’est que tu as déjà un plan. Quel est-il ?

Les regards se retournèrent vers Voldrín, le silence devint palpable, ils en oublièrent le fracas des chutes.

— J’ai un plan, oui, mais il n'est pas sans sacrifices. Notre peuple doit abandonner ces terres et gagner les contrées de Mehenor. Et pour que cela fonctionne... l’arbre devra brûler.

La stupeur envahit les autres elfes, leurs réactions fusèrent.

— Brûler l’arbre, est-ce que tu es devenu fou ?! s’invectiva Faemoira, folle de rage. Comment peux-tu seulement songer à porter atteinte à notre Déesse ?

— Magnifique, comme ça, si nous nous faisons prendre, les Argusiens auront deux bonnes raisons de nous tuer cette fois, ajouta Alyra.

La timide Ishana tenta d’apaiser la situation :

— Nous pouvons encore attendre les tribus de l’est ! Ils vont venir à notre secours, j’en suis sûre, ce n’est plus qu’une question de temps.

— Personne ne viendra ! s’emporta Voldrín. S’ils avaient voulu venir à notre secours, ils l’auraient fait depuis longtemps !

La discussion continua de s’envenimer. Alors que les autres surenchérirent, Sylvaen baissa ses yeux vers l’eau, réfléchissant aux paroles de Voldrín. Il vit l’image de ses aînés se refléter dans le bassin tel un miroir d’azur. Puis les pensées du jeune elfe se tournèrent ailleurs. Les quelques secondes qui s’écoulèrent le transportèrent vers un lieu qui n’appartient qu’à lui. Un lieu où résidait l’espoir.

— Quelle autre option avons-nous… ? dit-il.

Les autres ne l’entendirent pas, le ton continuait de monter.

— Quelle autre option avons-nous !? reprit-il distinctement.

Le groupe s’interrompit et les regards se tournèrent vers le jeune elfe, qui était resté silencieux depuis le début du rituel.

— Je... je ne veux pas que ma petite sœur meure elle aussi… fit Sylvaen, les yeux emplit de larmes.

Chacun se tut. Leurs pensées se tournèrent vers les proches qu’ils avaient perdus et il y eut un nouveau moment de silence. Faemoira garda son air désapprobateur, mais ne souhaita pas interrompre ce moment de recueillement pour les siens. Finalement Dalrian trancha le silence.

— Énonce-nous ton plan Voldrín.

Ce dernier jaugea les regards de ses semblables, ils étaient empreints de doutes, mais tous l'écoutaient.

— S'enfuir est notre seule option. Nous sommes trop faibles et trop peu nombreux pour affronter les Argusiens, la plupart des habitants sont des vieillards ou des enfants. Il nous faut rejoindre Mehenor, là-bas, nous serons en sécurité chez les Haladrins.

— Comment faire ? s'enquit Alyra. Comment nous échapper du camp ? Même si nous réussissons, les soldats de l’Empire nous rattraperont avant que nous n’ayons pu sortir de la forêt.

— Le mur sud de l’Haítolin dissimule une faille. Nous y ouvrirons une brèche. Une fois hors du camp, nous emprunterons le passage sous la montagne. Derrière les sources où nous nous trouvons, un tunnel souterrain conduit directement au-delà de la Couronne de Pierres. Si nous y arrivons, ils ne pourront plus nous poursuivre.

— Il faudra déjà parvenir jusque-là. La distance qui sépare le village et les sources est grande. Nous serons ralentis avec le groupe, il y aura de nombreuses pertes.

— Pas si nous créons une diversion, trancha Voldrín. La prochaine livraison d'Azur doit avoir lieu lors de la prochaine lune. Une galère en provenance d'Argus accostera au port d’Adrestia. Elle déposera alors à quai trois chariots de l'Empire chargés de récolter l'Azur. Lorsque l'escorte arrivera au camp, la garnison grouillera de soldats, mais tous seront regroupés à proximité de l'arbre jusqu'à la fin du transfert de la marchandise.

Une lueur sombre flamboya dans les yeux de l'elfe bleu tandis qu’une brise vint caresser les Sangs d'Azur à moitié immergés ; ils furent pris d'un léger frisson. Le vent emporta l'herbe à fumer d’un soldat occupé à recharger sa pipe, ce qui lui arracha un juron. Voldrín reprit, plus intensément :

— Peut-être que certains d'entre vous l'ont également ressenti. Depuis plusieurs jours, je perçois comme... une masse grandir au sein de l'arbre. Un concentré d'Azur particulièrement pur, semblable à une poche qui s'élève doucement. Si je parviens à atteindre cette poche avec une flèche embrasée, alors le souffle sera tel que les Argusiens seront tous anéantis par les flammes. Les survivants seront dans l'incapacité de nous donner la chasse, ce qui nous laissera le temps d'atteindre les sources et de condamner le passage.

Un nouveau moment de flottement parcourut l'assemblée. Les elfes restaient suspendus aux dernières paroles de Voldrín. Faemoira lâcha les mains de ses voisins, rompant le cercle qu'ils avaient formé.

Adamanthir, l'âme de l'arbre, murmura-t-elle avant de reprendre sur un ton accusateur. Comment oses-tu ?! Tu souhaites commettre le péché ultime. Tu souhaites porter directement atteinte à notre déesse elle-même. Toi qui portes pourtant la marque de son héritage. Tu n'es plus digne d'être  l’un des nôtres.

— Je souhaite sauver notre peuple ! 

— HÉ ! Qu'est-ce qu'il se passe là-bas ?! s'écria l'un des gardes au loin.

L'Argusien s'avança en dégainant son épée. La petite assemblée fit mine de prendre un air de recueillement, Faemoira, elle, gardait les yeux ouverts et ne reforma pas le cercle.

— C'est bon, vous avez fini de faire trempette ? cracha-t-il en pointant son glaive dans leur direction. Vous avez l'air bien bavards, c'est que vous devez vous sentir mieux. Allez sortez de l'eau, on quitte ce trou à rat humide.

— Je vous en prie, accordez nous encore quelques instants, implora Dalrian. Notre ami...il n'est pas encore tout à fait rétabli, dit-il en désignant Thandriel.

Le garde jeta un coup d'œil à l'elfe qui flottait toujours sur le dos, inconscient. La lueur céruléenne demeurait vive autour de lui, tandis qu’elle s’était éteinte pour les autres. Il rengaina finalement son glaive, considérant  sans doute les paroles de son chef concernant le rythme de récolte qu'ils allaient devoir tenir.

— Vous avez dix minutes, pas une de plus. S’il n’est pas réveillé, vous le traînerez au retour comme à l’aller.

Il s'éloigna du groupe retournant s'asseoir avec sa pipe qui ne voulait plus s'allumer à cause de l'humidité. À chaque tentative, des étincelles jaillissaient, éclairant faiblement sa tunique rouge. Ses jurons se perdirent dans le fracas de la cascade.

L'animosité régnait au sein du groupe, la tension se faisait palpable. Finalement, Dalrian prit l'initiative et déclara :

— Nous faisons face à une situation sans précédent. Jamais notre clan n’a été confronté à un choix d’une telle gravité. Pourtant, jamais son existence n’a été aussi menacée qu’en ce jour. Puisque les paroles ne suffisent plus, alors que le vote scelle notre destin.

Chacun son tour, ils exprimèrent leur choix. Alyra se rangea derrière le plan de Voldrín, malgré ses premiers soupçons elle demeurait une elfe farouche, le feu ancien brûlait en elle. À nouveau, Faemoira condamna l’hérésie avec force, et l’assemblée découvrit un visage d’elle qu’aucun n’avait jamais aperçu, tant elle était réputée pour sa tempérance. Après une longue réflexion, Dalrian se prononça également contre le plan, qu'il jugeait trop risqué, suivi d’Ishana souhaitant attendre l’arrivée des Haladrins. Finalement, les regards se tournèrent vers le jeune Sylvaen, dont le vote déciderait du sort de son peuple.

— Tu fais partie des nôtres désormais, déclara Dalrian. Formule ton choix.

Sylvaen perçut le regard lourd de la matriarche, comme s’il lui reprochait son silence. Accepter ce plan c'était plonger dans un inconnu qui le terrifiait. Jamais il n'avait quitté le village depuis sa naissance. Il ignorait tout des dangers qui les attendaient. Il leur restait peut-être une chance de tenir encore face à la menace qui les accablait depuis des mois ? Les tribus de l'est pouvaient encore venir à leur secours, peut-être étaient-ils déjà en route ? Et pourtant...

— Je vote pour, déclara-t-il.

— Sylvaen ? Tu as perdu la tête ?! s'exclama Faemoira. Que dirais-tu si ton père et ta mère te voyaient blasphémer contre l’héritage d’Elundir ?

— Mes parents sont morts pour protéger ce village et ses habitants, rétorqua le jeune elfe.

— Et tu fais honte à leur mémoire en trahissant ce pour quoi ils ont donné leur vie. En trahissant leur foi.

— Cesse de le tourmenter, intervint Voldrín. Vous vous bercez d'illusions. La foi n'a plus sa place dans le monde dans lequel nous vivons. Seul le pouvoir compte et il n'y qu'une seule façon de le combattre et c'est par la force.

Le cercle était rompu et chacun regardait son voisin avec méfiance.

— Trois voix pour, trois voix contre. Le vote est donc caduc, conclut Dalrian. Nous devons procéder à un nouveau vote.

— C'est trop tard, lâcha Voldrín en voyant le garde lever le camp.

Un goût amer le consumait, il ne supportait plus de voir ses semblables mourir à petit feu sans réagir. Leur passivité et leur foi causeraient leur perte. La seule issue était celle qu'il avait énoncée, il n'en voyait pas d'autres. S'il devait endosser ce fardeau seul, il était prêt à s'y résoudre. Qu'importe s'il devait être considéré comme un pariât pour le restant de ses jours, c'était un sacrifice qu'il était prêt à endurer.

— Non, il n'est pas trop tard, intervint une voix au centre du cercle. Moi, Thandriel Lúcerin, jure que le souffle de notre Mère Créatrice s'élèvera une dernière fois en Lúndarien et réduira en cendres les ennemis de notre peuple.

III

Le campement fourmillait au delà des murs de l’Haítolin. Les cavaliers étaient partis tôt ce matin en direction du port d’Adrestia. À présent, le rugissement des machines avait laissé place aux va-et-vient des soldats. Les Argusiens s'affairaient aux derniers préparatifs afin d'accueillir l'escorte. L'agitation des officiers pouvait être mesurée à l'aune des instructions qu'ils rugissaient. Malheureux étaient les soldats qui avaient veillé un peu trop tard à fumer du mélange. Au-dessus de l'enceinte, Voldrín pouvait apercevoir les drapeaux qui avaient été érigés en l'honneur de l'Empire Argusien. En cet instant, plus personne ne semblait se soucier des elfes et les soldats n'assuraient plus la garde devant l’Haítolin.

Au cours de ces deux dernières semaines, tout s'était déroulé comme Voldrín l'avait prédit. Les Argusiens avaient imposé aux Sangs d'Azur un rythme infernal. Sylvaen fut d'une grande aide, il avait démontré une volonté forte dès ses premières communions avec l'arbre et avaient permis aux autres d'économiser leurs forces. Il avait lui-même pu sentir la poche d'Azur s'élever au sein de l'arbre jusqu'à atteindre un point d'apex. Pendant ce temps, un arc rudimentaire avait été tiré des racines noueuses des arbres millénaires qui leur servaient d’abri. Bien qu’improvisé, il portait l’empreinte du savoir-faire elfique, et sa qualité dépassait de loin celle des armes humaines.

Les tensions du groupe n'étaient pas retombées depuis le voyage aux sources. Grâce à la place qu’ils occupaient dans leur société, les Sangs d’Azur disposaient d’une influence suffisante pour obtenir l’adhésion du reste des elfes à leur décision. Malgré cela, le clan s'était divisé en deux parties ; ceux qui étaient pour et contre l'hérésie contre Elundir. Nourries par la peur et l’épuisement, les discussions pouvaient à tout instant dégénérer en nouvelles disputes, bien que, depuis la veille, un lourd silence ait remplacé les éclats de voix.

L'heure où tout basculerait approchait. Une lourde quiétude régnait chez les elfes ; chaque rencontre se soldait par un hochement de tête chargé de sens. Voldrín leva les yeux en direction des vastes branches du Cœur-Azur. Une chouette-faucon passa au-dessus de l’Haítolin sans émettre un seul bruit ; elle était le symbole de leur peuple, était-ce un présage ? 

Bien qu’il appartînt aux Sangs d’Azur, il n’accordait plus foi aux légendes et aux superstitions depuis longtemps déjà. Chaque peuple cherche à donner un sens à ses origines. Pour Voldrín, le contact avec l’arbre n’avait rien de divin, cela relevait simplement d’une transe qui amplifiait ses capacités sensorielles. La sève était à la fois un combustible d’une grande puissance et une substance psychoactive redoutable, ne pouvant être assimilée que par les elfes.

Cependant, ces derniers jours, les communions avec le Cœur-Azur se révélaient de plus en plus intenses. Était-ce lié à son exposition répétée à cette essence ? Ou peut-être cela avait-il un lien avec cette poche d'Azur d'une concentration particulièrement pure ? Tout cela n'aurait bientôt plus d'importance.

Thandriel attendait nerveusement assis sur une souche morte. Voldrín vint poser une main sur l'épaule de son ami.

— Parfois, attendre est plus éprouvant que d'agir, lui souffla-t-il avec bienveillance.

Thandriel se retourna, le visage de l'elfe bleu ne laissait paraître aucune émotion.

— Es-tu certains que ce soit à toi de le faire ?

— J'ai senti la poche d'Azur, je la perçois distinctement, c'est à moi de le faire.

— Moi aussi, je l'ai ressenti ! rétorqua Thandriel. Je pourrais prendre ta place.

Il baissa les yeux en direction des feuilles qui jonchaient le sol, brillants d’une faible lueur céruléenne, avant d'ajouter :

— Notre clan a besoin de toi, ils te font confiance. Même si certains se sont montrés réticents, tous se sont résolus à te suivre.

— Ce n'est pas une mission suicide Thandriel. Une fois l'Empire en déroute, je vous rejoindrai. Qui serais-je pour les guider si je ne mettais pas en pratique mes propres décisions ?

Le son des tambours de guerre résonna sur le campement interrompant leur discussion. Le convoi était arrivé. Les deux amis s'échangèrent un regard.

— Il est temps, déclara Voldrín.

Alyra et un groupe d'elfes s'étaient regroupés derrière eux. Elle lui tendit l'arc ainsi qu'un carquois de fortune contenant des flèches méticuleusement confectionnées au sein des mêmes racines.

— Bonne chance, Voldrín, Fils de l'Azur. Puisse notre Mère Créatrice châtier les ennemis de notre peuple.

Il acquiesça gravement, puis s’adressa au groupe :

— Dès que je serai parti, vous ne devrez pas tarder. Le processus d'extraction va bientôt débuter et tous les yeux des Argusiens seront tournés en direction de l'arbre, ce qui vous donnera quelques minutes d'avance. Lorsque vous serez aux sources, une fois que chacun aura pénétré sous la pierre, vous devrez condamner le passage. Même si je n'ai pas eu le temps de vous rejoindre.

— Tu n'y penses pas ! s'insurgea Thandriel.

— L'heure n'est plus aux questions. La sécurité du clan est notre seule priorité.

Faemoira demeurait en retrait du groupe. Ces derniers jours, son ressentiment n’avait cessé de croître. Trop d’elfes avaient sacrifié leur vie pour défendre le Cœur-Azur, et voilà que son propre peuple s’apprêtait à piétiner ce sacrifice. Pourtant, quelque chose d’autre agitait son cœur en cet instant : une part d’elle contemplait la scène avec l’étrange sensation qu’une flamme nouvelle venait de s’y rallumer. Elle fit un pas vers le groupe, mais, avant que son pied ne touche le sol, les lourdes portes de l’enceinte s’ouvrirent dans un fracas retentissant.

Une lumière ardente envahit l’Haítolin et une troupe de gardes fit irruption. Ils se dirigèrent tout droit vers le groupe d'elfes qui s'était rameuté devant Voldrín pendant que ce dernier dissimulait son arc sous un amas de feuilles.

— Qu'est-ce qu'il se passe ici ? gronda le chef de la troupe.

Les soldats avancèrent et se frayèrent un chemin au milieu de la foule en heurtant les elfes de leur bouclier. Plusieurs finirent à terre, le visage ensanglanté.

— C'est lui, c’est l’elfe bleu  ! Emmenez-le ! ordonna-t-il aux gardes.

Deux d'entre eux vinrent se placer de part et d'autre de Voldrín, l'attrapant à chaque épaule. La foule s'était reconstituée autour des Argusiens et grondait d’indignation.

— Non ! Vous ne pouvez pas l'emmener ! s'écria Thandriel. Vous n'avez pas le droit !

— Dégage, sale vermine, cracha le soldat, en le frappant d’un revers de son gantelet qui le renversa brutalement par terre. Le coude en appui contre le sol, l’œil injecté de sang, Thandriel observait, incapable d’agir, tandis que l’escorte s’éloignait avec l’elfe, sous les protestations grondantes de la foule. Les portes se refermèrent et les ténèbres vinrent envelopper à nouveau les elfes.

Lorsqu’il sortit, Voldrín mit un moment à adapter sa vue à la clarté flamboyante du camp, contrastant avec pénombre bleutée de l’Haítolin. Ils croisèrent d'autres groupes de soldats, tous convergeaient en direction de l'arbre. Les tuniques rouges avançaient en rangs serrés, ils avaient revêtus de leurs armures de guerre, dont le plastron arborait fièrement l’égide d’Argus.

Voldrín surprit une discussion entre deux soldats : cette démonstration n'était pas habituelle. Apparemment un chevalier en personne accompagnait le convoi. C'était sûrement dû à l'incident avec la dernière cargaison. Le Praefactor de la garnison jouait sa réputation lors de cette visite, et il s’était assuré que rien ne soit laissé au hasard.

Alors qu'ils s'engageaient sur le chemin menant à l'arbre, l'elfe fut pris de stupeur à la vue du nombre de soldats qui fourmillaient autour du convoi. Jamais il n'en avait vu autant de sa vie. La cargaison transporterait une quantité d'Azur dont la valeur dépassait l'entendement, l'Empire avait mis tous les moyens en œuvre afin que le transfert se fasse sans le moindre accrochage. 

Les pensées de Voldrín se tournèrent vers son clan. Thandriel allait-il remplir la mission à sa place ? Le connaissant, il y avait fort à parier qu'il ait déjà l'arc en main. Si c'était le cas, alors les autres emprunteraient bientôt l'étroit passage entre les racines afin de s'échapper de l'Haítolin tandis qu'une armée de soldat occupait le village. Qu'avait-il fait ?

La petite escorte dut contourner l’une des puissantes machines argusiennes, chargée de transporter l’Azur. Cette construction roulante représentait un loup, dont la gueule béante et le corps massif protégeaient un vaste réceptacle destiné à contenir la précieuse essence. 

C'est à son détour que l'arbre s'offrit à lui. Il avait beau avoir admiré ce spectacle des centaines de fois, et pourtant, jamais il ne pourrait s'en lasser. Bien qu’il ne fut pas un fervent défenseur de la foi de son peuple, aucune âme ne pouvait contempler un Cœur-Azur sans s’émerveiller de sa splendeur. On se sentait tout petit face à ce colosse qui se dressait sur plusieurs dizaines de mètres de hauteur. Il était possible de passer des heures à admirer les feuilles qui brillaient comme un millier d’étoiles dans le ciel. Ce soir-là, pourtant, la nuit était particulièrement sombre. Sa lueur céruléenne était plus faible qu'elle ne l'avait jamais été et les soldats avaient été obligés d'allumer des torches pour s'éclairer.

L'escorte se fraya un chemin à travers la troupe de tuniques rouges. Ils le conduisaient à l'arbre, cela ne faisait plus aucun doute. Voldrín fut projeté au sol face au Cœur-Azur. L'officier se dirigea en direction du chef de la garnison pour faire son rapport, ce dernier arborait l'insigne de Praefactor.

À genoux sur le surplomb d'où trônait l'arbre, l'elfe se sut condamné. Si Thandriel arrivait à poursuivre le plan, le feu l'embraserait avec l'armée d'Argusiens qui se massait derrière lui. S'il échouait, alors tout était perdu, l'arbre n'aurait plus que quelques jours à vivre et ils seraient sûrement tous exécutés lorsque cela arriverait. Il devait tenter quelque chose. À sa droite, une torche plantée négligemment dans le sol était sans surveillance. Aurait-il le temps de s'en saisir et de gagner l'arbre ? Et même s’il y parvenait, aurait-il assez de temps pour grimper dessus et la placer dans l’emplacement de la poche d’Azur, avant que les soldats ne l’abattent de leurs flèches ? 

" L'heure n'est plus aux questions ", voilà les mots qu'il avait prononcés plus tôt dans la soirée à son ami. Et l'heure n'était plus aux questions.

Les mains liées, l’elfe esquissa un bref mouvement avant de s’immobiliser net. Ses capacités sensorielles, décuplées par les multiples transes qu’il avait vécues auprès de l’arbre, perçurent une présence si oppressante qu’il en resta paralysé. C'est alors qu'une silhouette massive vint se positionner devant la torche masquant la lueur de sa flamme. Voldrín leva les yeux et contempla alors pour la première fois l'un des chevaliers d'Argus. Sa stature était impressionnante, il devait mesurer sept pieds au bas mot. Par-dessus sa tunique, son armure d'acier était tout aussi imposante. Des inscriptions au caractère religieux ornaient ses majestueuses épaulières. Sa lame, large et massive, semblait trop lourde pour un homme ordinaire. Le plus intimidant était son heaume, plongé dans l'obscurité de son manteau dont le capuchon était rabattu, ne laissant transparaître aucune émotion.

Voldrín en avait la conviction profonde, ce chevalier aurait très bien pu décimer à lui seul l'armée rassemblée au sein de la garnison. Le titan pivota dans sa direction et, bien que son heaume demeurât dénué d’expression, l'elfe eut le sentiment qu’il sondait ses intentions, ce qui le terrifia.

Sortant de l'ombre du chevalier, le Praefactor s'avança finalement vers lui, mettant fin à cette oppression silencieuse.

— Enfin, te voilà, elfe, cracha-t-il avec mépris. Comme toujours, il manque de l’Azur. Sans doute encore à cause de votre paresse coutumière. Fais ton travail et récupère ce qui manque avant que le transfert ne commence. Hâte-toi, nous avons déjà perdu assez de temps ! Ne me fais pas regretter ma clémence : j’aurais dû depuis longtemps exterminer ton peuple et ne garder que ceux qui me sont réellement utiles.

Le regard sombre de Voldrín chargé d’une aversion viscérale, décontenança un instant l'Argusien. Il dut se ressaisir avant de laisser éclater sa colère : 

— N'as-tu pas entendu ce que je t'ai dit !? OBÉIS !

Un violent coup de pied projeta Voldrín contre le tronc de l'arbre. Au moment où il le toucha, tout s'accéléra, l'elfe fut pris d'une transe violente.

Le temps que dure une inspiration, il put sentir la rugosité de l'écorce sous ses doigts, entendre le hululement d'une chouette-faucon perchée sur le Cœur-Azur, le ruissèlement de l'eau des sources à des lieux du village et même percevoir le chant des arbres. Il put sentir chaque âme présente au sein de la forêt et leurs émotions. Des millions de petites flammes bleus virevoltaient dans son esprit, crépitant au rythme de leur émotion propre. Chacune était connectée à quelque chose de plus grand, et cette chose était le Cœur-Azur. Lorsque son attention se reporta sur l'arbre, tout s'évanouit alors.

Seules les ténèbres l'entouraient dans un moment hors du temps. Voldrín réalisa alors la puissance la transe qu'il venait de subir. La masse d'informations qu'il venait d'expérimenter le fit défaillir. Les ténèbres se dissipèrent soudain pour laisser placer à un regard d'azur perçant. Une voix puissante résonna dans sa tête.

" Drakhaal urven, mor’esh "

La langue dans laquelle la voix s'adressait à lui était oubliée depuis longtemps. Proche de l'ancien langage, il arriva tout de même à déchiffrer le sens de la phrase. Lève-toi mon enfant, voilà ce que cela disait.

Le regard se fondit derrière un jet de fumée. Voldrín tremblait de tout son être. Une telle intensité s’en dégageait que le masque impassible du chevalier paraissait bien inoffensif en comparaison. Celui-là était beaucoup plus intense. Il transperçait son âme comme si l’elfe était nu face à lui.

— Mère Créatrice, est-ce vous ? s'enquit l'elfe désabusé.

Au fil des épreuves, l’elfe s’était perdu lui-même. Il avait tant attendu sa présence, un signe, qu'il en avait fini par perdre sa foi. Était-ce Elundir qui lui apparaissait où juste un tour que lui jouait son imagination ?

— Mère ! Votre peuple souffre. Nous vous avons tant attendu. Où étiez-vous ? s'enhardit-il.

Aucune réponse à part un grondement sourd. Le regard se ferma avant de se rouvrir. Seuls les deux yeux d'azur persistaient alors qu'une projection lui apparut. Il était en Sylvengaard, Aardrasil l'arbre divin mourrait. Des centaines d’elfes à la peau bleue gisaient, enchaînés, soumis à un sort pire que la mort.

" Vrahnor silthar " gronda la voix à nouveau.

Chacune de ses paroles l'ébranlait. Cette langue n’avait rien de commun : chaque mot portait en lui l’essence même de ce qu’il nommait. Libère les racines, disait-elle, bien qu'il n'était pas sûr de la traduction exacte. Alors que Voldrín voulut s'avancer vers l'un de ses congénères, il fut instantanément transporté en un autre endroit.

Cette fois-ci il se trouvait dans une pièce sombre. Cinq silhouettes étaient disposées en cercle, chacune face aux autres. Voldrín voulut s'avancer, mais une brume mystique voilait leurs visages. Ils semblaient être en train d'accomplir un rituel.

" Shaalek shundra’vahn... », Ce qui a été donné...

L'une des silhouettes lui semblait familière, il s'en rapprocha pour essayer de mieux distinguer l'individu. Il était pris dans une stase, comme immobilisé suite à ce qu’il venait de se produire.

" ...Grash’dor resha. », ...devra être rendu.

Juste avant d'être à nouveau transporté, son visage s'illumina de stupéfaction, il était l'un d'entre eux, et il était mort. Il disparut à nouveau.

Cette ultime vision était saisissante. L'elfe vit un immense gouffre dans lequel se déversait la mer. Un tel endroit pouvait-il exister ? Il était juché sur l'une des falaises environnantes et contemplait l'abîme. La noirceur du gouffre était envoûtante, que pouvait-elle bien renfermer ? Rien de bon, il en était certain. Un frisson vit lui glacer le sang.

" Vorath kin’dral.", Car l’heure approche, conclut la voix.

Voldrín fut alors subjugué par le regard d'azur qui se fit plus intense et entra en communion avec ce dernier.

***

Perché sur un arbre, Thandriel s’arrêta, jugeant qu’il était désormais à bonne distance. La vision de tous ces soldats le glaça d'effroi. Il cherchait Voldrín du regard, mais ne le trouvait pas. Il n'avait pas été emmené dans une geôle où accomplir de basses besognes, alors où pouvait-il bien être ?

Un éclair de lucidité le frappa et il tourna lentement son regard vers l'arbre, priant pour se tromper. À son plus grand désarroi, Voldrín était pourtant bien là, à genoux, les deux mains apposées contre le tronc de l'arbre.

Son cœur s'emballa et sa gorge se noua, Thandriel savait très bien ce que lui dirait son ami s'il était à ses côtés. C'était la seule chance pour leur clan de s'en sortir, il ne devait plus hésiter. L'elfe pouvait sentir l'Azur s'emballer au sein de l'arbre en un point précis. C'était fou, jamais il n'avait ressenti pareille sensation. Normalement, il n’éprouvait cette attraction que lors des communions. L'endroit où il devait frapper lui apparaissait clairement. "Un signe de notre Mère Créatrice" murmura-t-il.

Thandriel attrapa une flèche de son carquois. Cette dernière avait été enduite d'une résine hautement inflammable, issue d'un des arbres de l'Haítolin. D’un choc entre deux pierres, il fit jaillir une gerbe d’étincelles, et la flèche s’embrasa. Il la plaça sur la corde, l’arc pointant vers le Cœur-Azur. Le feu qui dévorait la flèche se mêla à l’éclat d’une larme fuyant le long de sa joue.

— Pardonne-moi, mon frère, souffla-t-il. Vaya’elundir.

Alors qu'il s'apprêtait à décocher, il fut aveuglé par une vive lumière bleue s’échappant du tronc de l'arbre. Les soldats Argusiens poussèrent des cris de stupeur devant ce spectacle. Thandriel libéra l'une de ses mains pour se protéger de la lumière et tenta de distinguer quelque chose de la scène. L'elfe fut percuté par une vague d'énergie et, soudain les cris des soldats se muèrent en râles d’agonie. Un à un, il les vit s'effondrer au sol. Un mal invisible les frappait et ils étaient incapables de s'en échapper. Non. Ce n'était pas exactement cela. Thandriel vit les corps se décomposer à vue d’œil : le Cœur-Azur siphonnait leur énergie vitale !

L’armée gisait anéantie tandis que la lumière s’éteignait. L’elfe examina nerveusement son corps : il n’avait pas la moindre blessure. Seule une douceur chaleur caressait sa peau. Au loin, Thandriel vit les siens s'approcher lentement de l'arbre.

Faemoira guidait le clan. En dépit de tout danger, ils avaient décidé de rallier l'arbre à la vue de cette clarté surnaturelle. Leurs pas mesurés franchissaient les corps étendus des Argusiens, tandis que la lumière faiblissait et que les racines du Cœur Azur se dessinaient dans la pénombre.

C'est alors que Faemoira l'aperçut. Une silhouette immobile se dressait devant eux, leur tournant le dos. Elle plissa les yeux, et son cœur se figea : Voldrín.

Ses marques irradiaient d’un azur incandescent, une lumière telle que nul être n’en avait porté auparavant. Le clan se rassembla autour de lui, en contrebas.

Voldrín pivota lentement. Ses yeux resplendissaient comme deux flammes d’azur, transperçant les âmes. Une nouvelle marque ornait son front, semblable à un fil lumineux ceignant sa tête, au cœur duquel luisait une rune bleue. 

— « Olodrim  (Le Guide)… » balbutia Faemoira, subjuguée par cette vision.

Elle se prosterna, et fut imitée par l'ensemble de son clan. Certains l'acclamèrent, d'autres psalmodiaient à voix basse, louant la venue du nouveau Guide de leur peuple.