I
Bienvenue à l'Académie
— Et comment savoir si nous approchons ? grommela l’un des jeunes du groupe dont Lothar ignorait le nom.
— Oh croyez-moi, vous le saurez, répliqua Brimwulf, qui conduisait sa charrette.
Depuis leur départ, la petite troupe avait traversé de nombreux villages, enrichissant constamment leurs rangs de jeunes recrues. Le groupe comptait désormais plus d’une trentaine de membres. Lothar les avait rejoints en cours de route, n’ayant nulle part ailleurs où aller, comme la plupart des jeunes du groupe. Leur voyage avait fini par s’ancrer dans le quotidien et il avait du mal à réaliser qu’ils atteindraient leur destination avant la fin de la journée, mettant ainsi fin à la vie qu’il avait connu.
— Je ne sens plus mes pieds, reprit le garçon râleur.
— Tant que tu sens quelque chose dans ton pantalon, c’est que tout va bien ! railla Brimwulf.
Les pieds endoloris par des journées de marche, les jérémiades s’étaient accentués depuis qu’ils s’étaient engagés sur les chemins montagneux. Le climat se faisait plus froid au fur et à mesure de leur ascension et les plus démunis avaient dû s’enrouler dans des étoffes qui servaient initialement à caler la cargaison de vivres.
La charrette de Brimwulf menait la marche. Juste derrière elle venait Sigurd, un jeune blond drapé d’un lourd manteau au col de plumes. Ses riches atours dénotaient avec le reste de la troupe. Venant d’une ancienne famille originaire de la région, il les avait rejoints tardivement.
— Cessez de vous plaindre, aucun d’entre vous ne saisit l’honneur qui lui est fait, leur lançait-il par-dessus son épaule.
Ses manières n’aidaient en rien son intégration au reste du groupe et il semblait bien s’en moquer. Issue d’une longue lignée de conjurateurs, l’idée selon laquelle l’académie enrôlait de nouveaux apprentis parmi les sans-abris et gens de basse extraction le débectait. Il ne manquait pas une occasion de rappeler que, pour lui, seuls les héritiers des anciennes familles méritaient ce privilège.
Pourtant, le monde avait changé. Les gens avaient peu à peu migré hors de cette région inhospitalière pour un climat plus clément. Les anciennes lignées s’étaient éteintes ou leurs descendants s’étaient détournés des anciennes traditions. La coutume selon laquelle le troisième fils de chaque famille devait être envoyé à l’académie avait disparu avec elles. Pour assurer sa continuité, l’académie avait dû ouvrir ses portes aux plus démunis, leur promettant un avenir meilleur qu’une vie de misère. Pourtant, la plupart préféraient ne pas s’y risquer : les récits qui circulaient sur ce lieu et sur les conjurateurs étaient trop sombres, et rares étaient ceux qui en revenaient.
Le terrain s’était fait plus accidenté et Lothar se demandait bien comment la charrette avait pu passer dans de tels endroits. Le mérite revenait aux chevaux, ces remarquables bêtes originaires de la région grimpaient avec agilité et d’un pas assuré. À part Tara, qui du haut de ses huit ans, était la plus jeune du groupe, personne n’avait été autorisé à voyager sur la charrette aux côtés de Brimwulf.
Au détour d’un sentier trop escarpé, la charrette s’était enlisée sous son propre poids dans la terre moite et fraîche. Brimwulf grognait dans sa barbe comme si ses paroles pourraient débloquer la situation. Il ordonna aux chevaux de s’arrêter de tirer alors que l’empattement de la charrette commençait à craquer. Plusieurs jeunes accoururent alors pour aider à soulever l’arrière de l’engin. Sigurd se tenait à l’écart, fixant l’horizon comme pour surveiller des ennemis invisibles…ou simplement ne pas tacher son joli manteau.
Le petit groupe compta jusqu’à trois, puis souleva le chariot d’un effort commun. La secousse faillit faire basculer Tara par-dessus la ridelle, retenue au dernier moment par Lothar. À son contact, il sentit une vague de tristesse l’envahir. Les souvenirs de sa sœur resurgirent en lui. La jeune fille le remercia, et Lothar se remit en marche, le regard vide, pendant que la charrette reprenait lentement la route à côté de lui. Après quelques minutes, Tara lui demanda soudain :
— Toi aussi, ta famille te manque ?
La remarque piqua d’étonnement le jeune homme.
— Oui, concéda-t-il.
— Est-ce qu’ils habitent loin ?
— Là où ils sont, je crains de ne jamais les revoir. Pas dans cette vie en tout cas… Et toi ? demanda-t-il surtout pour abréger cette conversation.
— Moi, toute ma famille est morte, fit la jeune fille avec une légèreté qui décontenança Lothar. Et si tu pouvais les faire revenir, qu’est-ce que tu serais prêt à sacrifier pour les revoir ?
Cette nouvelle question le troubla encore plus.
— J’aimerais… j’aimerais que tout ce qui s’est passé n’ait jamais eu lieu. Si je pouvais, je prendrais leur place sans hésiter.
La jeune fille se contenta de lui rendre un grand sourire semblant valider ses propos. Lothar n’argumenta pas, soulagé que cet étrange échange prenne fin.
Alors qu’ils amorçaient un ultime virage en épingle, une masse sombre apparut au loin. Petit à petit, à travers l’épais manteau de brouillard, un immense édifice en bois érigé en flanc de montagne s’offrit à eux.
— Impressionnant, n’est-ce pas ? s’enorgueillit Brimwulf. Admirez donc, jeunes gens, l’Académie de Rune.
Chacun des jeunes s’arrêta bouche bée pour contempler le bâtiment constitué d’un nombre d’étages vertigineux. Même Sigurd, qui prétendait connaître cet endroit dans ses moindres détails, resta muet face à la majesté du bâtiment. Il comportait de nombreuses tours dont les flèches se dissimulaient dans les nuages grisâtres qui s’amassaient contre la paroi rocheuse. L’édifice était orné de nombreuses gargouilles aux apparences atypiques, tantôt perchées au sommet d’une colonne, tantôt comme incrustée dans la façade en bois.
La forteresse reposait au creux d’un massif, protégée par des montagnes qui faisaient office de remparts naturels. Au milieu de cette muraille de pierre, une unique porte de bois colossale donnait accès à l’académie. Le lieu paraissait imprenable. Et puis… qui aurait tenté de s’aventurer jusque dans ce sanctuaire perdu ?
— Qu’est-ce que vous foutez là, à rester planter la bouche ouverte ? En marche ! On n’a pas toute la journée ! Rugit Brimwulf aux jeunes tout en donnant un coup de rênes aux chevaux.
Brimwulf était un homme rude, mais il était plus tendre que ce qu’il aimait laisser paraître. Lors de leur voyage, il prenait le temps en fin de journée de leur raconter les histoires et légendes sur l’académie. Ces récits, bien que captivants, ne faisaient que réveiller en Lothar une rage sourde qui sommeillait en lui et une terreur qui le réveillait chaque nuit.
Le groupe atteint finalement le seuil des immenses portes encastrées entre deux montagnes. Elles s’élevaient à près de trente pieds de haut, et ceux qui avaient douté des récits entourant l’académie se surprenaient à reconsidérer les plus sombres d’entre eux. Aucune poste de guet, Lothar se demandait qui allait bien pouvoir leur ouvrir. Pourtant à l’approche de la charrette, les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes dans un roulement lourd et la cour intérieure s’offrit à eux.
L’académie renfermait tout un petit village caché derrière ses murailles. Alors que le groupe s’approchait, les différents détails du bâtiment principal se précisèrent. Les lointaines gargouilles représentaient des êtres démoniaques arborant des expressions de terreur. Des symboles runiques mystérieux étaient gravés dans le bois et les vitraux dépeignaient des batailles entre des hommes et des démons. Une fresque sculptée au-dessus de l’entrée représentait des êtres démoniaques comme écrasés par une force supérieure.
Arrivant au pied du bâtiment principal, une large place surplombait le reste du domaine. En levant les yeux vers les tours démesurées de l’édifice, Lothar fut saisi de vertiges. Un homme attendait le groupe, enroulé dans son épais manteau noir.
— Brimwulf ! Mon vieux, je suis heureux de te revoir, vieille canaille ! s’écria le gaillard, tout aussi bien bâti que lui.
Les deux hommes portaient un manteau noir semblable, retenu sur la poitrine par une broche ciselée à l’effigie d’un loup.
— Halvdan, j’espère que tu m’as laissé une chope d’hydromel, vieux brigand !
Les deux hommes s’étreignirent chaleureusement tels deux frères d’armes. Le groupe en profita pour souffler un instant, épuisé la longue marche de la journée.
— Et bien, les recrues ne manquent pas cette année, fit remarquer Halvdan en désignant le groupe.
— La guerre fait rage au sud, elle laisse son lot d’orphelins dans son sillage. Quant aux autres, l’effort de guerre a vidé la Basse Lande de ses ressources ; les pauvres n’ont même plus de quoi se nourrir. Alors, forcément, ils préfèrent nous les confier, dans l’espoir d’un avenir moins cruel.
— Ou une fin plus rapide… marmonna Halvdan.
Halvdan s’avança alors au-devant du groupe et s’exprima de sa voix puissante pour se faire entendre de tous :
— Bonjour à tous. Je me nomme Halvdan et je suis l’intendant de ces lieux. Rien ne se passe ici sans que je ne sois au courant. Votre voyage a été long, mais vous devrez attendre encore un peu avant d’aller vous reposer. Vous allez être accueilli par le doyen, l’illustre maître Von Drakken. Il dirige cette académie. Vous ferez preuve du plus grand respect en sa présence. Allez, ramassez vos affaires, car on ne le fait pas attendre.
Quelques jeunes manifestèrent leur mécontentement en ramassant leur paquetage, les membres encore endoloris par le froid.
— À quoi est-ce que vous vous attendiez ?! s’exclama Brim. À un chocolat chaud ? Dépêchez-vous de rentrer.
Halvdan se tourna finalement vers ce dernier, qui était allé chercher ses paquetages dans la charrette en aidant au passage Tara à en descendre.
— Tu devrais aller te reposer, je prends le relais. J’ai dit à Alaric de te garder une bouteille de côté. Tu dois être rincé après des semaines de voyage.
— Ça ira, je vais les accompagner pour le moment.
— Ça alors, Brimwulf qui refuse une chope d’hydromel ! s’exclama-t-il. Le froid t’aurait donc gelé le cerveau ?
Il ricana bruyamment avant de reprendre :
— Tu sais bien qu’il ne faut pas s’attacher à eux. La plupart…
— Je le sais, oui, l’interrompit-il. Allons, rentrons, tu sais comment est le vieux quand on le fait attendre.
*
Ils pénétrèrent dans l’académie, laissant le vent glacial derrière eux ; cette simple chaleur intérieure apaisa même les plus récalcitrants. Le hall qui s’offrit à eux était tout aussi vaste qu’on pouvait l’imaginer de l’extérieur. Le lieu était orné de statues de bois démoniaques, et la lueur vacillante des torches accrochées aux murs leur donnait vie, tordant leurs visages en grimaces effroyables. Lothar aurait juré en voir une bouger.
— La salle du Foyer se trouve par ici, suivez-moi, indiqua Brim.
La grande salle commune dégageait une chaleur qui fut appréciée de tous. Elle n’avait pas usurpé son nom, un feu brûlait dans une immense cheminée au centre de la salle. Des bannières étaient disposées de part et d’autre de la salle à l’effigie du même loup que sur la broche du manteau de Brimwulf. Le feu constituait la principale source de lumière, alors que les nuages grisâtres couvraient encore le soleil. L’endroit demeurait plutôt austère, cela n’avait rien de la demeure opulente d’un seigneur, l’atmosphère était plus proche de celle d’un temple.
Devant le feu, un homme d’un âge avancé attendait, les yeux plongés dans les flammes comme hypnotisé par leur danse incessante. Sa barbe, taillée en pointe, et la finesse de ses traits, lui conféraient un air étonnamment vif et alerte malgré son âge. Il arborait le même manteau que les autres membres de l’académie. Il se retourna finalement face au groupe qui attendait en silence, intimidé par sa présence. Le brasier qui dessinait les contours de sa silhouette, lui donnant un air encore plus intimidant.
— Bonjour à chacun d’entre vous, bienvenue à l’Académie de Rune, finit-il par dire, après un silence qui sembla interminable. Je suis le Magnus Von Drakken, le doyen de cette école. Vous vous trouvez actuellement dans la plus ancienne académie de conjurateurs du continent. Sa fondation remonte à plus de trois millénaires, lors du Premier Âge. Depuis, des générations de conjurateurs se sont succédé afin de combattre les forces démoniaques. Vous êtes ici pour perpétuer cet héritage à travers l’étude de la runomancie et de la conjuration. Durant votre apprentissage, vous découvrirez des choses que votre imagination ne peut même concevoir. Certains d’entre vous doutent peut-être encore de l’existence des démons et autres créatures maléfiques. Je suis au regret de vous apprendre qu’ils existent bel et bien. Certains d’entre vous ont peut-être déjà eu le malheur de croiser leur chemin. Si c’est le cas, vous pouvez vous estimer chanceux d’être toujours en vie.
La gorge de Lothar se noua, il toisa le sol comme pour éviter de replonger dans ses souvenirs.
— Je sais que la plupart d’entre vous n’ont pas demandé à être ici. Chacun arrive avec sa propre histoire et ses propres désirs. Sachez qu’ici, votre passé n’a que peu d’importance. Que vous soyez de noble lignée ou de modestes paysans, si vous souhaitez rester ici, vous devrez vous soumettre au règlement et à l’enseignement de vos professeurs. Il en va également de votre survie. Car les forces démoniaques peuvent se cacher partout et en n’importe qui.
Un bref coup d’œil du vieux maître étincela dans la pénombre. Personne n’avait remarqué que Tara, s’était avancée de lui. Quelque chose avait changé en elle. Elle continuait de se rapprocher, chaque pas était ponctué de légères convulsions cherchant à la tordre. Face au doyen elle s’exprima d’une voix déformée lugubre :
— Votre ère touche à sa fin, vieil homme. Cela a déjà commencé et vous ne pourrez rien faire pour l’arrêter. Il sera bientôt de retour.
— Meurs, sale monstre ! s’exclama une voix provenant du groupe de jeunes.
À la vue de l’esprit maléfique, Sigurd s’était emparé d’une dague dissimulée sous son épais manteau et se jetait à présent dans la direction de la jeune fille. En un instant, Lothar se jeta devant lui et fit barrage devant Tara. Ses jambes avaient réagi instinctivement, oubliant la douleur de ses pieds qui le lançait. Sigurd, incapable de s’arrêter dans son élan, heurta Lothar, et tous deux s’effondrèrent au sol.
— Hors de mon chemin paysan, cracha Sigurd tout en l’empoignant par le col.
Les yeux de la jeune fille avaient laissé placé aux ténèbres. Elle détourna le regard vers la scène un instant — assez pour qu’un pieu de bois lui transperce la poitrine. Brimwulf se tenait derrière la jeune fille possédée, impassible, son bâton enfoncé dans son corps, la maintenait suspendue au-dessus du sol. De fines runes gravées dans le bois luisaient d’une lumière pâle. La blessure arracha à la chose en elle un cri strident qui résonna dans le Foyer. Alors que Brimwulf prononçait des incantations dans un langage inconnu, une masse sombre tentait de s’extirper du corps de la jeune fille, brisant les os de son corps dans une sonorité horrible. L’être poussa un râle d’agonie avant d’exploser en un souffle noir qui parcourut toute la salle.
Tous restèrent sous le choc de la scène à laquelle ils venaient d’assister. Certains demeuraient figés, d’autres luttaient pour contenir leur nausée, sous le regard méprisant de Sigurd, qui s’était déjà relevé et dépoussiérait son manteau. Hors d’haleine, Lothar sentait la scène raviver en lui des fragments de souvenirs oubliés. La jeune fille qui les avait accompagnés depuis des semaines venait de se faire empaler devant eux. Elle n’avait que huit ans. Pire, le bruit de ses os fracturés résonnait encore dans la tête des jeunes recrues.
— Mes doutes étaient donc fondés. Ça fait un moment que je la gardais à l’œil, celle-là, finit par dire Brimwulf encore essoufflé de l’effort qu’il avait dû fournir.
— C’est donc pour ça que tu tenais tant à les accompagner, fit Halvdan. Ah ! Je me disais bien que, si Brimwulf refusait un coup à boire c’est qu’il y avait quelque chose de pas net.
Le corps convulsé de la jeune fille gisait au milieu de la pièce. L’atmosphère chaleureuse de la pièce s’était évaporée. Le doyen Von Drakken, quant à lui demeurait impassible.
— Comme je le disais, chacun d’entre vous peut être le réceptacle du mal. Si cela advient, vous devrez également être prêt à perdre des amis. Car, une fois que le mal s’est emparé de vous, c’en est terminé, il y a rarement un retour possible.
Des regards méfiants s’échangeaient entre les jeunes recrues, comme si chacune craignait que son voisin ne cache en lui un esprit maléfique.
— Bien, je suppose que vous en avez assez vu pour aujourd’hui. Vous rencontrerez vos professeurs dès demain, pour l’instant, je crois que vous méritez un peu de repos après votre voyage. Halvdan va vous montrer le chemin de vos quartiers. Veillez à ne pas vous égarer, l’académie recèle des secrets anciens, et, parmi eux, certains ne pardonnent pas à ceux qui les découvrent.
Le doyen se retourna face au Foyer, mettant fin à cette cérémonie d’accueil macabre.
— Halvdan, occupe-toi du corps, je te prie, conclut-il en les congédiant.
— Inutile, c’est à moi de le faire, intervint Brimwulf en soulevant délicatement la jeune fille de ses bras trapus.
— Je vais vous accompagner ! s’exclama Lothar
Les mots étaient sortis de la bouche de Lothar avec plus de force qu’il ne l’aurait imaginé. Tous les regards étaient tournés dans sa direction. Brimwulf acquiesça d’un hochement de tête silencieux.
— Bien, les autres, suivez-moi maintenant. Je vais vous montrer vos quartiers, ordonna Halvdan aux jeunes recrues. Préparez-vous, vous avez du pain sur la planche avant de dormir. Et le premier qui râle, il regrettera de ne pas s’être fait empaler.
En sortant, Sigurd vint bousculer Lothar d’un coup d’épaule.
— Mets-toi à nouveau en travers de mon chemin et, la prochaine fois, ma dague sera pour toi.
Le groupe quitta le Foyer tandis que Lothar suivit Brimwulf, qui portait le corps de Tara. Avant de sortir, Lothar manqua de heurter une statue en bois démoniaque. Tournée vers le centre de la pièce, elle semblait comme prête à bondir hors de son socle. Était-elle déjà là lorsqu’il était entré dans la pièce ? Il n’en avait pas le souvenir, l’épisode qu’ils venaient de vivre l’avait visiblement plus troublé qu’il ne l’avait imaginé.
*
À l’extérieur, le soleil déclinait lentement. Il avait percé la couche de nuages, projetant ses derniers rayons du jour qui faisaient naître des reflets ambrés sur le flanc des montagnes. Contournant le bâtiment principal, Lothar et Brimwulf restaient tous deux silencieux. Ils longèrent l’académie en direction de l’est avant d’arriver à un escalier en pierres conduisant à des jardins disposés sur plusieurs niveaux. Finalement, Brimwulf fut le premier à rompre le silence, observant le visage tourmenté du jeune homme.
— Tu t’appelles Lothar, c’est bien ça ? C’était courageux de ta part de t’interposer tout à l’heure. Stupide, mais courageux.
— J’ai réagi instinctivement, concéda-t-il.
— La plupart des jeunes de ton âge restent figés lors de leur première rencontre avec un esprit maléfique. Mais sois vigilant : notre rôle ne laisse aucune place à la compassion. Lors d’un affrontement, la moindre hésitation peut te coûter la vie.
— Cette masse noire tout à l’heure, qu’était-ce en réalité ?
— C’était une Ombre. Une manifestation maléfique aux ordres des démons. Ces saletés prennent possession des corps des défunts et se nourrissent de leur tourment. Elles sont particulièrement difficiles à débusquer lorsqu’elles ont décidé de se dissimuler.
— Vous voulez dire que c’est un démon qui l’a envoyée ?
— Oui, et par n’importe lequel, seul un démon puissant est en mesure de soumettre d’autres entités maléfiques. Tout de même… une Ombre ayant réussi à s’infiltrer dans l’académie, c’est sans précédent.
Cette dernière remarque laissa Lothar encore plus perplexe. Les autres jeunes du groupe pouvaient-ils être possédés par des esprits maléfiques ? Étaient-ils en réelle sécurité à l’académie ? De plus, si même quelqu’un comme Brimwulf éprouve du mal à les identifier, comment le pourrait-il ?
— Ne te fais pas de souci, reprit Brimwulf, qui devinait ses pensées. Tu n’as rien à craindre. Rune est certainement l’endroit le plus sûr du continent. Le doyen ne le paraît peut-être pas comme ça, mais, tant qu’il est là, aucun démon n’oserait s’attaquer à l’école. De plus, je n’ai détecté aucun problème avec tes autres camarades, ponctua-t-il d’un clin d’œil.
Lothar n’était pas réellement convaincu par ces affirmations. Après tout, le vieux n’avait pas bougé d’un pouce alors qu’il tenait une Ombre sous son nez. Peut-être avait-il perdu la main au fil du temps ?
Ils arrivèrent au sommet des jardins. Un petit enclos délimitait une parcelle d’herbe verdoyante. Des stèles étaient plantées de part et d’autre de la pelouse.
— Nous y voilà, fit Brimwulf.
— Un cimetière, murmura Lothar.
— En quelque sorte. Peu des nôtres sont enterrés ici. Vois-tu, la plupart de nos frères conjurateurs périssent en mission à bien des lieux de Rune. Cet endroit est fait pour leur rendre hommage.
De son bras massif, l’homme lui tendit une pelle et ils se mirent à creuser un petit trou pour la fillette alors que le soleil continuait de décliner. Lothar, qui ne pouvait contenir le flot de ses pensées, ne put s’empêcher de demander :
— Si vous saviez qu’elle était possédée, n’y avait-il aucun moyen pour libérer ?
— Non, malheureusement. La jeune fille était déjà morte avant notre rencontre. Un exorcisme ne peut avoir lieu que si la personne possédée est encore en vie.
— Mais je lui ai parlé pourtant, elle avait l’air…
— Vivante ? termina Brim. Tu as parlé à un esprit. Vois-tu ces déformations sur son corps ? Elles apparaissent lorsqu’un esprit prend possession d’un défunt. Sa vraie nature ressurgit alors. L’Ombre a dû contenir les déformations au niveau de son visage pour mieux se dissimuler.
Cette réponse ne fit qu’allonger la liste des questions qui tournaient dans l’esprit de Lothar. Il repensait à sa brève conversation avec la jeune fille, plus tôt dans la journée, et à l’étrange sensation qu’il avait éprouvé lorsqu’il était entré en contact avec elle.
Finalement, avec la force de Brimwulf, l’ouvrage fut terminé en peu de temps. Il y déposa alors le corps de la jeune fille, puis ils se recueillirent tous deux devant la tombe, le soleil couchant.
— Maître, si vous le permettez, encore une question…
— Tu es plein de questions, jeune Lothar. Mais vas-y, je suis là pour y répondre.
— Pourquoi l’enterrer ? Ne devrions-nous pas plutôt brûler son corps afin qu’aucun esprit ne vienne troubler son repos ?
— Je comprends ta remarque, maintenant que tu connais l’existence des Ombres, tu te dis qu’il vaudrait peut-être mieux incinérer les corps des défunts afin de leur éviter d’être tourmentés. Cependant, ne remets pas en doute des traditions anciennes, comme le fait d’enterrer nos morts. Ces coutumes aux origines lointaines ont souvent été instaurées pour une bonne raison et leur pouvoir est plus grand qu’on ne le pense.
Lothar resta muet un moment.
— Je pense qu’elle aurait aimé cet endroit
Brimwulf lui adressa un regard empreint d’un certain étonnement, puis son attention se tourna vers le soleil couchant dont les derniers rayons ondulaient à l’horizon, illuminant les sommets enneigés.
— Tu as sûrement raison, dit-il d’un air absent.
Brimwulf entama alors un psaume dans une langue ancienne en l’honneur de la défunte. Ils restèrent encore un moment à se recueillir, puis, lorsque les derniers rayons du soleil disparurent derrière les montagnes, ils redescendirent des jardins, laissant la jeune fille à son repos éternel.
*
— Bien, je vais te montrer le chemin des dortoirs à présent, souffla Brim.
Lorsqu’ils eurent franchi les derniers arbres des jardins, Lothar resta figé. Devant lui, l’académie resplendissait sous la lueur vacillante de centaines de torches et de lanternes. Mais il fallait lever la tête pour contempler un spectacle plus saisissant encore : le ciel nocturne était traversé par de longues vagues étincelantes, telles des aurores boréales. Elles se reflétaient sur les flèches des plus hautes tours de l’académie.
— Splendide… je n'avais jamais rien vu de tel, s'émerveilla Lothar.
— J’imagine ce que l'on ressent lorsqu'on l'observe pour la première fois. Je te rassure, ce sentiment reste le même bien des années plus tard.
— Quel est ce phénomène ?
— Stellae Animarum, les étoiles des âmes. Elles nous rappellent ce pour quoi nous nous battons. Observe-les plus en détail.
Lothar s’efforça de fixer ces reflets virevoltants et finit par y discerner la silhouette d’une loutre qui bondissait dans les airs, avant de s’enfoncer dans un mince nuage qui voilait le ciel. De ce même nuage émergea un cerf majestueux ; il frappait le sol de son sabot, prêt à charger son adversaire. Lorsqu’ils se heurtèrent, ils disparurent en une vaguelette iridescente. Des milliers d’autres apparitions lumineuses s’étendaient dans le ciel, jusqu’à former une véritable constellation. C’était une scène immense qui se déroulait devant ses yeux, il aurait fallu une vie à Lothar pour suivre les mouvements de chacun de ces êtres célestes.
— Tu arrives à les voir ?
— Oui, je les vois, répondit Lothar émerveillé. Quel est ce sortilège ?
— Un sortilège ? Non, ceci n’est l’œuvre d’aucune magie. Ces âmes sont libres, elles sont celles des êtres vivants ayant peuplé cette contrée. Elles sont un écho de ce qui a été, c’est ainsi de par l’ensemble du monde. La véritable question serait plutôt : pourquoi sont-elles visibles en ces lieux ? La terre de Rune renferme bien des mystères et ceci en est un dont nous n’avons pas la réponse.
— Je pensais que les âmes des défunts rejoignaient Vrael au Royaume de Lumière.
— Oublie ce que tu penses connaître, jeune Lothar. Quoique certains enseignements des adeptes de la Lumière contiennent une part de vérité, leur interprétation de l’Outre-vie est le plus souvent adaptée pour servir leurs intérêts.
— Pensez-vous que Tara se trouve parmi eux ?
Brimwulf lui adressa un regard chargé d’empathie.
— J’en suis convaincu.
Lothar demeurait perplexe. Bien que le sort de la jeune fille lui importât, la véritable nature de sa question était toute autre. Il n’osa pas en faire part à Brimwulf, mais Lothar regarda à nouveau les étoiles et se demanda si sa famille était quelque part dans le ciel, en train de rire et plonger parmi les nuages.
Lorsqu’ils parvinrent enfin à la charrette, Brimwulf tira d’entre les planches un sac chargé de ses affaires. Il jeta un bref regard à Lothar, l’interrogeant du regard, mais celui-ci n’avait rien d’autre que les vêtements qu’il portait. Ils prirent alors la route des dortoirs qui se situaient dans un bâtiment isolé à l’arrière du domaine. Seuls le doyen et les professeurs avaient leurs quartiers au sein même de l’académie. Depuis qu’ils avaient quitté les jardins, Lothar put sentir à quel point ces dernières semaines de marche l’avaient renforcé. Ses pieds, meurtris par les marches répétées, avaient fini par s’endurcir. Ses vêtements troués ne le protégeaient guère du froid, mais il en souffrait bien moins qu’au début de leur voyage, alors même que la nuit était déjà tombée.
Les deux hommes empruntèrent une passerelle couverte, dressée en hauteur au-dessus du cours d’eau formé par les cascades qui jaillissaient derrière l’académie. Lothar y aurait volontiers trempé les pieds, bien qu’à cette température, il les y aurait sans doute laissés. Brimwulf continuait de lui compter des histoires et anecdotes sur l’académie, Lothar découvrait un autre homme que celui avec qui il avait voyagé ces dernières semaines. Derrière sa carrure massive et ses ronchonnements dès qu’il finissait l’une de ses bouteilles, Brimwulf était un homme débordant de vie. Ses connaissances ne se limitaient pas aux arts occultes ; elles s’étendaient aussi à la faune, à la flore, à l’astronomie et à bien d’autres domaines. Selon lui, les arbres et les plantes possédaient, eux aussi, une âme — différente toutefois de celle des êtres de chair et de sang. Il affirmait que cette âme tissait un lien invisible entre toutes les formes de vie végétale. Sa conception de la vie était fascinante.
Lothar s’arrêta devant une double porte en pierre massive haute de dix pieds, taillée à même la montagne. Des runes étaient gravées dans la roche qui encerclait les deux blocs de pierre, semblant sceller la porte d’un ancien sceau. Des plantes grimpantes la recouvraient en grande partie ; sans un regard attentif, Lothar aurait pu passer devant sans la remarquer.
— Cette porte, où mène-t-elle ? demanda-t-il.
— L’une des Portes runiques… leur mystère demeure impénétrable.
— Vous voulez dire qu’il y en a d’autres ?
— Oui, les autres sont dispersées à travers le continent, ce sont les vestiges du Premier Âge, ce qui remonte à la fondation de l’académie. Un sortilège très puissant garde ces portes, signe que ce qu’elles renferment doit l’être tout autant. Certains affirment qu’elles contiennent une arme ou un artefact d’un grand pouvoir, d’autres prétendent même qu’elles renfermeraient les douze Seigneurs démoniaques. Quoi qu’elles puissent contenir, il est dans notre intérêt qu’elles restent scellé.
— Ces runes… elles semblent différentes de celles qu’on peut voir sur l’académie.
Brimwulf resta silencieux, pour la première fois, Lothar distinguait chez lui un air troublé. Son regard se perdit sur ces symboles torturés, gravés comme des cicatrices dans la roche.
Alors qu’ils s’apprêtaient à reprendre la route, des pas se firent entendre sur le chemin qu’ils venaient d’emprunter. L’individu arrivait de bonne allure, ce qui alerta Brim. Ce dernier, une main sur son bâton, changea de posture. Soudain, une silhouette surgit de l’obscurité : Halvdan !
— Brim ! Tu es là, je te cherchais justement, dit-il, haletant.
Ce dernier, encore essoufflé, ne parut pas remarquer Lothar.
— Du calme, mon ami, que se passe-t-il ?
— Le vieux est en train de rassembler les autres . Ils ne vont pas tarder à se mettre en route. Un démon aurait été aperçu aux abords de Harenfelt.
— Un démon ? répéta Brimwulf incrédule.
— Oui, l’information nous a été confirmée par l’un de nos apprentis sur place. Ulrich est déjà sur place, ils sont en train de remonter sa trace.
— Que viendrait faire un démon dans la Haute Lande ? Aux portes de l’académie. Cela n’a aucun sens.
— Les autres sont en train de seller les chevaux, tu devrais aller les rejoindre. Ils comptent sur tes talents de pisteur.
Brimwulf changea alors d’attitude. Malgré les longues semaines de route qui auraient épuisé bien des hommes, il retrouva une énergie nouvelle, animé par une détermination infaillible. Son dos s’était redressé, son regard retrouva sa vivacité, porté par un profond sens du devoir. Lothar avait du mal à reconnaître l’homme avec qui il parlait avec légèreté quelques minutes plus tôt. Tout en fixant l’obscurité devant lui, Brimwulf, dit alors au jeune homme :
— Continue tout droit sur ce chemin et tu arriveras aux dortoirs. Je vais rejoindre le reste des professeurs et tâcher de découvrir ce qu’il se passe à Harenfelt.
Sa concentration était totale. Lothar affichait une mine troublée, cette première journée avait été loin d’être ce qu’il s’imaginait. Une lourde main se posa sur son épaule :
— Tout ira bien, jeune Lothar. Tu n’as pas à t’en faire, nous serons de retour au petit matin, lui dit Brimwulf de sa voix imposante.
Il ressentit alors à nouveau une part de l’homme débordant de vie. Brim lui laissa sa lanterne, puis, suivi de Halvdan, ils disparurent dans la noirceur de la nuit.