I
LE BANQUET
Le banquet battait à son plein, rires et chansons s’élevaient dans le ciel alors que les derniers rayons de soleil illuminaient ce soir d’été. Une chaleur apaisante revigorait les invités après les réjouissances de la journée. Toute la noblesse des provinces du Sud était présente à Castelune. Les seigneurs méridionaux étaient particulièrement adaptes de ces festivités au cours de la période estivale. La capitale était l’endroit parfait pour célébrer et briller au cours de divers jeux et banquets.
Le banquet se tenait en plein air, aux abords du Château du Roc, fief de la famille Hautelune. La vue était saisissante, on pouvait observer les vignes de Castelune, disposées en plusieurs étages, l’une des spécificités de la région. Alors qu’une lueur argentée vint se refléter dans les fontaines des jardins, le véritable joyau de la soirée illuminait le banquet. La jeune reine Selena resplendissait dans sa robe vert émeraude. Ses atours se mariaient parfaitement bien avec sa longue chevelure blonde, coiffée à l’occasion, en un chignon sophistiqué. Depuis le décès tragique de ses parents l’année précédente, elle était l’objet de toutes les convoitises de la noblesse. Au-delà de son statut, c’est sa grande bienveillance et sa pureté qui touchaient le cœur de chacun des habitants du royaume. Malgré la perte qu’elle avait vécue, elle tenait bon et donnait une image resplendissante au reste du royaume. Dotée d’une profonde humanité, elle laissait éclater son rire, franc et généreux, même en présence de ses sujets, sans faux-semblant ni retenue.
Elle était justement en train de rire de bon cœur alors qu’un magicien pratiquait un tour de passe-passe devant la table royale. Alors que l’artiste se retirait, un jeune homme vint se présenter devant la reine. Sa lourde armure chevaleresque était un peu trop grande pour lui, il arborait une longue cape blanche aux dimensions également tout aussi démesurées. Dans un mouvement très révérencieux, il fit virevolter sa cape et ploya le genou devant la reine. Un ange passa. Le chevalier jeta un œil furtif à son écuyer. « Psssst. Psssst ! PSSSST ! » L’appela-t-il. Ce dernier, une cuisse de poulet dans la bouche, accourut, conscient d’avoir fait attendre son maître. Il avala son morceau de viande, puis se racla la gorge et l’annonça :
— Majesté, Sire Florent de la Rose, chevalier de l’île d’Aigues-longes.
— Pour vous servir ma reine, conclut le chevalier blanc.
— Relevez-vous, Sire Florent, dit-elle avec bienveillance.
— Majesté, je tenais à vous remercier personnellement de l’honneur que vous nous faites en ce jour.
— L’honneur vous appartient, Sire Florent. C’est votre présence, à tous, qui a rendu ce jour possible.
— Sa Majesté est trop bonne. Sachez que Votre Majesté pourra toujours compter sur son fidèle serviteur pour la prévenir de tout danger. Lorsque j’ai appris le complot perfide qui a été fomenté contre votre personne, j’en ai été bouleversé. Veuillez être rassurée, en ma présence vous ne craigniez rien, le mal peut se terrer au fond de son trou.
— Je vous remercie de votre bravoure chevalier. Granval est honoré de compter de tels défenseurs parmi ses rangs.
— Hélas, même animé de la plus grande loyauté, un seul homme — aussi grand soit il — ne saurait assurer votre protection à chaque instant. C’est pourquoi j’ai cherché un présent unique, que nul Roi ni Reine n’a encore possédé. Je l’ai ramené des Monts Brumeux, au terme d’un voyage que peu osent entreprendre.
— Vous éveillez ma curiosité, quel est donc ce présent ? demanda-t-elle d’un ton enjoué.
— Un dragon vivant, votre Majesté.
Il y eut un silence dans l’assistance. Même les ménestrels suspendirent leur jeu, et d’un simple échange de regards — un talent seulement connu des musiciens — ils se comprirent. Puis ils entamèrent un nouvel air, plus dramatique, adapté à l’instant.
Alors que son serviteur se curait les dents avec son os de poulet, un coup de coude exagéré du chevalier vint le rappeler à ses obligations. Il s’élança vers son chariot, à la recherche de sa cargaison, puis en extirpa un paquet recouvert d’un grand drap en lin.
— Un dragon ? Je croyais que ces créatures fabuleuses faisaient uniquement parties de nos contes et légendes.
— Que Neni, Votre Majesté. Je peux vous assurer en avoir vu de mes propres yeux et, bientôt chacun pourra en témoigner.
La reine feignait un air perplexe.
— Tout cela est fort étonnant. Êtes-vous sûr de ne pas plutôt faire allusion à une espèce proche ? Les Wyverns sont rares, mais connues pour avoir peuplé les Monts Brumeux.
— Sa Majesté est très perspicace. Je ne souhaitais tout simplement pas ajouter cette précision, de peur de semer la confusion parmi nos convives les plus modestes, souligna-t-il nerveusement. Votre Grandeur se doute que je n’ai pas ramené une wyvern adulte en Granval. Non, cette dernière gît sûrement au fond du trou puant auquel je l’ai occise. Je vous offre l’un de ses nouveau-nés. Qui sait, peut-être réussirez-vous à dompter cette bête, au point qu’elle deviendra un redoutable outil contre vos adversaires. Ou alors, vous pourriez l’utiliser pour alimenter les feux de votre cuisine. Quoi qu’il en soit, le choix sera vôtre, ma reine.
Il se tourna vers l’assistance sous les roulements de tambours.
— Seigneurs et fiers vassaux de Granval ! Sous vos yeux ébahis, la terreur noire des Monts Brumeux, le cracheur de feu des provinces nordiques, le drag…wyvern de Sa Majesté !
Son serviteur souleva d’un geste théâtral le drap qui recouvrait la cage.
L’audience resta incrédule. Les ménestrels interrompirent leur symphonie dans une note déraillante. Puis les invités explosèrent en larmes.
La terreur noire au milieu de la cage ressemblait en tout et pour tout à un poulet qui aurait sauté dans un sceau de charbon. Des morceaux de bois rapiécés étoffaient les ailes atrophiées de l’animal. Alors que l’assistance continuait de s’esclaffer, le seigneur Dureval ajouta :
— Pour allumer les cuisines du château, j’sais pas, mais pour aller faire un tour dans la marmite, il sera sûrement utile !
Les rires reprirent alors que le Sire de la Rose trépignait de rage. Selena ne put réprimer un léger sourire, qu’elle couvrit d’une main gracieuse.
— Je vous remercie vivement Sire Florent, bien qu’il me semble que les wyverns ne crachent pas de flammes, veuillez être sûr que votre présent me va droit au cœur, dit-elle avec beaucoup de sympathie.
Ses paroles apaisèrent en partie la frustration du chevalier, qui s’inclina devant elle avant d’ordonner à son serviteur de faire demi-tour. Tandis qu’il se retirait, le chevalier blanc trébucha dans sa cape en tentant de lui donner un coup de pied au derrière. Cela fit de nouveau l’hilarité de la foule. La reine porta ses deux mains à son visage et s’exclama avec inquiétude :
— Mon Dieu ! Sire Florent, êtes-vous blessé ?!
— Ça va aller Majesté, j’suis sûr qu’il va se remettre ! Sa fierté, en revanche, elle vient d’en prendre un coup ! s’exclama à nouveau le seigneur Dureval.
Il reprit de plus belle en levant son verre :
— Au Sire de la Rose ! Le tueur de dragons !
Tous les invités le reprirent en cœur dans les rires et la bonne humeur. Tous riaient sauf une personne. À l’écart de cette scène féérique mêlant chevaliers et dames de la cour se tenait l’homme-loup. La scène ne lui inspira qu’un grognement de mépris.
Adossé à un arbre, non loin de la table royale, ce dernier gardait un œil sur la reine. Rien n’échappait à son regard bestial. L’armure qu’il portait n’avait rien d’une tenue d’apparat. C’était une armure de soldat, rapiécée, car aucune ne convenait à sa carrure. Un espadon était dissimulé dans son dos, derrière sa cape bleu nuit dans laquelle il s’était enveloppé. Ses mains velues ornées de griffes étaient croisées sur son buste.
Rien n’échappait à sa vigilance. Pas même cet imbécile de sergent Altorn, qui lui lançait parfois ses os de poulet depuis le banquet, comme on jetterait des restes à un chien, en ricanant avec ses gardes. Il s’accommodait de ces bassesses bien que sa queue fouettant l’herbe retranscrivait son exaspération. Le reste de la population ne l’appréciait guère plus. Quoi qu’ils aient à en dire, le Loup était là, et il veillait.
***
Le tintement d’une cuillère sur le cristal retentit. Le brouhaha se dissipa peu à peu, puis Janus, le chambellan, s’adressa à l’assistance.
— Chers invités. Nous vous remercions pour votre agréable compagnie. Afin de clore au mieux cette journée de festivités, vous êtes conviés au Jeu de la Reine. Chaque seigneur ou chevalier désireux de participer à cette épreuve sera le bienvenu. Le vainqueur se verra offrir une récompense spéciale de Sa Majesté.
Tous les seigneurs de Granval étaient désormais attentifs et une tension s’installa dans l’assistance. Chacun s’échangeait des regards furtifs. Ce « Jeu de la Reine » serait le moyen idéal de montrer sa bravoure, et surtout de supplanter les autres prétendants — et puis… une récompense spéciale ?
— Et en quoi consistera cette épreuve ? coupa Dureval. Tout le monde sait que j’ai le meilleur coup d’épée de tout Granval. Pourquoi organiser une épreuve ?
— D’épée, je ne sais pas, mais le meilleur coup de fourchette, tout le monde peut en attester Sire Dureval, répliqua le chambellan avec sa rhétorique imparable.
La foule éclata de rire, et il rougit jusqu’aux oreilles. Sur le point de protester, le chambellan reprit :
— Cette année, l’épreuve ne sera autre que « La Chasse de la Bête ». Une terrible bête a été aperçue au sein des jardins royaux, expliqua-t-il. Le premier chevalier qui rapportera la tête du monstre, l’emportera.
À ces mots, le regard mesquin du sergent Altorn et de ses acolytes se tourna vers le Loup. Le sous-entendu était beaucoup trop explicite. Ce dernier ne releva pas. Le chevalier blanc, lui, fut comme revigoré.
— Ne craignez rien, ma reine. Votre fidèle serviteur sera votre bouclier. Je vous ramènerai la tête de cet infâme monstre, fit-il accompagné d’une révérence tout à fait exagérée.
Un sourire silencieux effleura les lèvres de la reine.
— Quelle tragédie, si le Sire de la Rose est de la partie, alors nous sommes tous fichus, lança Dureval, désormais rougi par le vin.
Une nouvelle fois, le chevalier blanc fit l’objet de l’hilarité des invités, mais il n’y prêta pas attention, beaucoup trop concentré sur sa nouvelle quête. Le chambellan prit une nouvelle fois la parole pour finir son annonce :
— Vous aurez jusqu’à minuit pour prouver votre bravoure. Passé ce délai, l’épreuve sera terminée. Des feux d’artifice seront tirés dans le ciel afin de vous indiquer la présence d’un gagnant ou bien de la fin du temps imparti. Sur ce, mes seigneurs, à vos épées !
Un grondement de chaises et de lames rompit le silence. « Par ici, je vous prie », invitaient les servantes de la reine en désignant l’entrée des jardins. Une partie était entretenue par les jardiniers du château, mais la partie plus reculée était plutôt semblable à une petite forêt. Les seigneurs et chevaliers s’amassaient devant l’entrée. Alourdis par le vin, plusieurs peinaient à fermer leur armure et à garder leur équilibre, se heurtant les uns aux autres dans un concert de cliquetis métalliques.
— Ma Reine, je vous en prie, à votre signal, signala le chambellan.
Elle s’approcha du ruban qui scellait le passage vers les jardins.
— Que le Jeu, commence ! s’exclama-t-elle, en jetant en l’air son mouchoir.
La majorité des candidats s’élancèrent avec hâte vers les jardins alors qu’un petit groupe, composé du chevalier de la Rose, s’était jeté ventre à terre pour récupérer le bout de tissu. La cape blanche, déjà éprouvée par sa précédente chute, avait désormais viré au gris.
Alors qu’il passait non loin, le capitaine Altorn lança au Loup :
— Fait attention le cabot. Si jamais tu te trouves dans les parages, c’est ta tête que je pourrai bien ramener !
Il glissa son doigt contre la lame de sa dague et ses acolytes pouffèrent à nouveau comme une troupe de hyènes.
Alors que les derniers participants franchirent le portail, Selena se tourna vers le Loup :
— Vous aussi, Grimwald, dit-elle.
— Ma reine, je ne prendrai pas part à ces sottises.
— Vous pensez donc que le « Jeu de la Reine » n’est que sottises !? bouda-t-elle.
— M’est avis que c’est plutôt ce que je pense de ses participants.
— Allons, Grim, essayez de vous joindre à eux. La fierté des seigneurs de Granval peut d’abord paraître pesante, mais apprenez à les connaître et vous découvriez leur valeur.
— Je ne vous laisserai pas seule. Vous êtes l’unique héritière des Hautelune, votre position est fragile et nos ennemis ont déjà attenté à votre vie une fois. Avec tous ces étrangers à la capitale, nous devons redoubler de vigilance.
— Ce peuple n’est pas étranger à mon royaume : ce sont mes sujets. Quelle reine serais-je si je refusais de leur accorder ma confiance ? La garde royale veille toujours sur moi. Un Hautelune n’a-t-il jamais eu à craindre pour sa sécurité à Castelune ?
Le Loup grommela, à court d’arguments.
— S’il vous plaît Grim, j’aimerais vous voir vous divertir, pour une fois. Vous êtes chevalier de Granval. Laissez votre mine sérieuse rien qu’un instant. Faites-le pour moi.
Ce dernier céda à la requête de sa reine, touché par sa grande tendresse. Il s’inclina devant elle. Même courbé, il la dominait encore de toute sa stature. Avant de s’avancer vers les jardins, il mesura une dernière fois la situation, la garde royale était au complet et rien d’inhabituel n’avait attiré son attention lors de la réception. Il se retourna alors vers le portail duquel il percevait encore le tintement des armures, puis il pénétra dans les jardins à contrecœur, laissant sa reine au soin des ménestrels et des dames de la cour.
II
PROMENADE AU CLAIR DE LUNE
Les jardins baignaient à présent dans un doux clair de lune qui agrémentait la lueur ocre des centaines de lanternes qui le composait. Il s’étendait sur tout un versant de Castelune et était composé d’innombrables petits chemins dont chacun vous amenait vers une nouvelle découverte. On aurait pu passer des heures à tous les parcourir. En contrebas, la Béléone reflétait la lueur argentée de la lune. La rivière formait un bassin paisible au pied des jardins, avant de s’étirer plus loin et de rejoindre les abords de la capitale. À l’occasion des festivités, de drôles de constructions avaient été mises à l’eau, elles représentaient des animaux fantastiques et étaient éclairées par une constellation de bougies flottantes.
Dans ce décor idyllique, le Loup avançait la patte lourde tout en grognant. Il n’avait aucune envie d’être là. Ce jeu auquel ces seigneurs s’adonnaient était puéril, il était fort probable que la seule bête qu’ils aient jamais découpée ait été un bout de gibier récalcitrant dans leur assiette. Il se demandait pourquoi sa reine tenait tant à ce qu’il participe à ces vulgaires mondanités. Au fur et à mesure qu’il avançait, les traces de pas des seigneurs et chevaliers se divisaient.
Au bout d’un moment, il ne restait plus que quelques traces sur le sentier qu’il suivait. L’espacement entre les deux lanternes suivantes était plus large, ce qui laissait une petite zone d’ombre protégée de la lumière par un chêne massif. Si sa vision bestiale ne lui conférait pas une grande sensibilité à la lumière même dans l’obscurité, il n’aurait sans doute pas pu remarquer le piétinement de ses prédécesseurs au centre exact de l’ombre. Ses sens en alerte, il s’approcha des traces.
Soudain, une silhouette bondit de la haie attenante. La main de Grim vint chercher le pommeau de son épée avant de s’immobiliser. La silhouette était en réalité un domestique déguisé en bête sauvage pour effrayer les passants. « Graaaaaaawrr ! » s’exclama-t-il tout en levant les bras poilus de son costume. Il se cogna finalement au Loup alors que sa coiffe lui masquait la visibilité dans l’obscurité du piège qu’il avait tendu. « Graawr ? » interrogea-t-il. Il se décoiffa pour essayer de distinguer l’arbre qu’il avait pu heurter. Lorsqu’il leva les yeux, il aperçut le Loup — une silhouette massive de plus de deux mètres — qui le fixait sans ciller. Ses crocs luisant sous la lune, il répondit par un grognement grave et menaçant.
« Au secouuurs ! » s’écria-t-il en envoyant la coiffe valdinguer par-dessus la haie. Son costume se détacha et lui dégringola jusqu’aux genoux. « La bête ! À moi ! À l’aide ! », chaque acclamation était ponctuée d’une pirouette involontaire alors qu’il trébuchait sur ses chausses. Grimwald poussa un nouveau grognement dédaigneux, puis reprit sa route.
Cette épreuve ne l’amusait guère et il se disait qu’il risquait de trouver le temps long. Ce type de réaction était l’une des deux seules choses qu’il connaissait. La terreur ou la haine. Il pouvait lire l’une de ces deux émotions dans les yeux de chaque individu qui le rencontrait. La peur était parfois préférable, elle lui assurait une certaine tranquillité. Mais les habitants de Castelune s’habituaient peu à peu à sa présence et la peur laissait à présent place à la haine. Une seule personne échappait à la règle. Sa reine n’avait jamais craint sa silhouette ni rejeté ce qu’il était. Que lui avait-elle trouvé ? Il se le demandait encore. Comment cette adolescente pouvait-elle dégager une telle aura de bienveillance et une telle force de respect à son âge ? Elle était la seule qui avait sa confiance et il lui avait juré fidélité. Avait-elle su voir l’homme qu’il avait été autrefois ?
Il s’inquiétait désormais pour elle. Depuis la tragique disparition de ses parents, elle avait hérité du royaume de Granval. Si ses habitants ont toujours été très fidèles à la famille Hautelune, le trône attire toujours la convoitise. De l’intérieur ou de l’extérieur, la menace peut venir de n’importe où, surtout lorsqu’il est occupé par une jeune adolescente qui pleure encore la mort de ses parents. Selena l’avait appris assez tôt. Des assassins envoyés par le comte Reinart avaient attenté à sa vie lors de la cérémonie de la nouvelle lune quelques mois plus tôt. Par chance, Grimwald était à ses côtés ce jour-là. Alors que la garde de la reine avait été anéantie, il avait décimé chacun de ses opposants à lui seul, laissant leurs corps démembrés dans son sillage. Suite à cet exploit, elle l’avait fait chevalier du royaume, et il ne la quittait plus depuis. Inutile de préciser que son ascension avait suscité de vives réactions au sein de la noblesse. Comment une vulgaire bête pouvait-elle accéder à un rang aussi élevé ? Les habitants, quant à eux, avaient gardé en mémoire le spectacle macabre et n’osaient plus sortir de chez eux la nuit tombée. Ils évoquaient son nom pour dire à leurs enfants de se tenir sages. Dans les tavernes, bien des rumeurs couraient à son sujet. Certains prétendaient qu’une malédiction s’était abattue sur la famille royale ; d’autres juraient qu’il avait été envoyé par Liche, le Dieu de la mort en personne. « Le Loup », comme ils l’appelaient, faisait déjà trembler tout le royaume.
Au diable leurs avis, Grimwald avait enfin retrouvé un but à son existence. La protection de cet être qui avait su voir outre son apparence, voilà tout ce qui lui importait. Il n’aimait pas se savoir loin d’elle. Même si une troupe entière de gardes royaux veillait sur elle au banquet, il demeurait troublé, ce sentiment d’inconfort n’était pas rationnel. Il se ressaisit. Puisqu’il était là, autant qu’il mette à profit l’exploration des jardins. Même si ces nobles bedonnants ne lui inspiraient que mépris par leurs manières ostentatoires, il savait qu’il fallait toujours se méfier des apparences : certains pouvaient se révéler bien plus dangereux qu’ils n’en avaient l’air.
Ses pensées furent chassées par des voix qui s’élevaient non loin de lui, une altercation avait lieu au bord du lac. Le Loup s’approcha pour voir qui était la cause de tout ce grabuge et trouva le chevalier de la Rose prit à parti. Cinq hommes en armure le cernaient, leurs épées formaient un arc de cercle. Il était dos au bassin d’une somptueuse fontaine, n’ayant plus de place pour faire un pas en arrière.
— Rends-moi ce mouchoir vulgaire crapule, c’est moi qui l’ait attrapé le premier ! gronda le premier.
— Non, la reine l’a lancé dans ma direction, il est à moi, donne le moi ! s’invectiva le second.
— Messieurs, veuillez garder votre calme, je peux comprendre votre frustration, mais ce présent de la reine, n’est que le témoignage de son affection envers son dévoué serviteur.
Alors que Grimwald s’avançait vers eux, ces derniers remarquèrent sa présence. Le premier lui lança :
— Hé, toi, le Loup ! Viens par là ! Sois un bon chien et va me rapporter le mouchoir de la reine. Tu en seras récompensé.
— Rangez vos épées, trancha Grimwald d’un ton glacial. Personne ne dégaine dans le palais.
— Voilà. Je leur ai pourtant dit qu’ils exagéraient. Ce n’est pas comme si j’avais couché avec leurs femmes.
L’un des chevaliers s’emporta :
— Ne joue pas les innocents ! Je t’ai reconnu dès le banquet. Je t’ai accueilli sous mon toit, et tu as profité de mon hospitalité pour séduire ma femme. Tu l’as souillée. Un tel affront ne se lave que dans le sang !
— Moi aussi ! lança un autre, furieux.
— Et moi, c’était ma fille… grogna le dernier.
Le chevalier blanc croisa les bras en guise de résignation.
— Bon… peut-être que, effectivement, concéda-t-il.
— Je ne le répèterai pas, rangez vos épées, gronda Grimwald entre ses crocs.
— Stupide animal, ce n’est pas qu’une simple affaire de mouchoir, c’est une question d’honneur. Ce blason que nous portons fièrement vaut plus que nos vies. Comment une créature comme toi pourrait-elle saisir cela ? Te voir revêtu de l’uniforme du royaume est une insulte.
— Vous parlez d’honneur et vous vous attaquez à cinq contre un seul homme ? répliqua Grim.
— Un point pour le Loup, souligna le chevalier de la Rose.
Ce dernier lui tira un regard glacial.
— Comment oses-tu me parler sur ce ton ? s'emporta le chevalier déshonoré. Je vais ramener ta tête à la reine et peut-être qu’elle me donnera la récompense après tout.
À ces mots, ce dernier se précipita l’épée à la main, en direction du Loup. En un mouvement ce dernier l’envoya voler sur une dizaine de mètres pour finalement atterrir à califourchon sur l’une des constructions flottantes du lac — laissant sa potentielle future descendance dans un avenir incertain. Le chevalier de la Rose profita que ses assaillants se soient retournés pour envoyer un coup de pied bien placé au chevalier qui lui faisait dos. Il ramassa l’arme de ce dernier avant de croiser le fer avec son voisin. Pendant ce temps, les deux chevaliers restants s’apprêtaient à prendre Grimwald en tenaille. D’un mouvement furtif et rapide, le Loup s’extirpa de sa position alors qu’ils s’élançaient vers lui. Ils se heurtèrent l’un à l’autre avec fracas avant de tomber assommé par le choc.
Alors que le chevalier blanc était aux prises avec leur dernier adversaire, ce dernier sentit une aura sombre voiler la lune au-dessus de lui. Il leva la tête pour y trouver une silhouette sombre dont seuls les yeux perçaient l’obscurité. Profitant de ce moment d’hésitation, le chevalier de la Rose saisit l’opportunité et trancha la ceinture qui retenait les bas du costume de son adversaire. Sa dignité dans les chaussettes, il essaya de faire un pas pour courir et se mettre à l’abri des regards, mais il trébucha. Sa tête heurta le plastron du chevalier blanc, puis il retomba inconscient. Sa lune faisait face au véritable astre.
— Qui se frotte à la Rose se pique ! conclua-t-il.
III
LA VÉRITABLE BÊTE
Grimwald ne s’attarda pas sur cette scène grotesque et reparti tout en grognant à son habitude. Le chevalier blanc dépoussiérant sa cape, qui avait désormais une teinte brunie, se lança à sa suite.
— Je vous suis redevable, cher ami. Sachez que le chevalier de la Rose honore toujours ses dettes.
Grim étouffa un grognement las en guise de réponse, puis, voyant que son interlocuteur attendait une réponse, il finit par lâcher de sa voix bestiale:
— Alors quoi, vous allez m’offrir un poulet ?
— Fichtre ! J’ignorais que les loups pouvaient être d’humeur sarcastique. Vous pourriez finalement bien vous entendre avec les seigneurs de Granval.
La comparaison ne lui plut guère, le Loup lui jeta un regard noir. Le chevalier, repris alors :
— Mais ne vous y méprenez pas, concernant cette affaire, j’ai bien rencontré un dragon pendant mes excursions sur les Monts Brumeux. Je ne sais pas si c’était un dragon ou une wyvern, tout ce que je sais c’est qu’il était noir et deux fois plus haut que mon cheval. Je m’estime déjà bien heureux de ne pas avoir souillé mes chausses lors de cette rencontre… et d’être reparti avec tous mes membres. Vous pouvez me tourner en dérision, mais j’aimerais bien y voir ces seigneurs qui ne connaissent que le confort de leur château.
C’était certainement l’affirmation la plus rationnelle qu’il avait entendu de la soirée. Ce chevalier blanc commençait finalement à lui plaire. Ce dernier était obligé de marcher à de grandes enjambées pour maintenir l’allure du Loup.
— Si vous êtes ici, j’en conclus donc que vous êtes vous aussi sur les traces de La Bête ?
— Ce jeu ridicule ne m’intéresse pas. Je suis uniquement ici car la reine me l’a demandé.
— Je vois, c’est fort regrettable, nous aurions pu joindre nos forces pour triompher de cette épreuve ; mais il ne peut y avoir qu’un seul vainqueur après tout. Je vous remercie pour votre aide lo…hm…chevalier. Je dois à présent prendre congé pour reprendre mes recherches. Le chevalier de la Rose s’inclina révérencieusement, ce que Grimwald ne vit pas, continuant de tracer sa route en ressassant ses pensées.
Il n’avait rien à faire ici et il comptait bien retourner auprès de la reine. Bien qu’elle l’eût fait chevalier, sa fonction ne demandait en rien à se prêter à cette mascarade. Il avait décidé de retourner au banquet, mais quitte à être descendu jusqu’ici, autant finir de faire le tour des jardins pour s’assurer que ces imbéciles de seigneurs ne s’embrochent pas les uns les autres. La lune était désormais haute dans le ciel et se reflétait dans l’eau tel un miroir. Il contourna le bassin. Alors que Grimwald arrivait à une partie plus sauvage, son odorat détecta une odeur inhabituelle. Du sang ! À l’aide de ses sens particulièrement développés, il suivit la piste.
« Si ces imbéciles de seigneurs se sont embrochés, je les tue ! », se jura-t-il.
Le Loup se fraya un chemin à travers les rosiers. Il pouvait apercevoir au loin une faible lueur, la piste menait tout droit. En s’approchant, il vit deux flambeaux allumés de part et d’autre du passage.
« L’entrée de la crypte ».
Auraient-ils osé profaner cet endroit ? L’odeur du sang se faisait de plus en plus forte. Elle ne provenait pas d’une simple coupure, non, c’était l’odeur d’un bain de sang. Le Loup mit tous ses sens en éveil et pénétra prudemment dans la crypte.
Il avançait prudemment, éclairé par des torches disposées à intermittence. Elles auraient sûrement permis à un homme de ne pas se perdre dans le noir, mais lui, elles le gênaient plus qu’autre chose, empêchant sa vue de s’habituer à l’obscurité. L’atmosphère était désormais humide, la crypte avait été creusée à même la paroi du roc sur lequel était juché Castelune. Le long des murs, l’histoire ancienne de la famille royale était gravée dans la roche à travers des fresques et des inscriptions que seule une poignée de personnes saurait encore déchiffrer aujourd’hui. Grimwald n’y avait pénétré que dans de rares occasions et n’avait jamais eu le temps d’analyser ces récits anciens. En ce jour, il était sur ses gardes et ne prêtait aucune attention aux mythes de la lignée Hautelune.
Une fois le couloir d’entrée traversé, la crypte était en endroit spacieux, créé pour rendre hommage aux rois et reines d’antan. L’endroit était entretenu régulièrement, mais personne ne devait s’y trouver ce soir-là. Pourtant, plusieurs torches avaient été allumées. Grimwald déboucha dans le premier caveau qui s’élevait sur deux étages. Une petite fenêtre laissait passer la clarté de la lune dans cet endroit plutôt lugubre.
« Pas un bruit », murmura-t-il.
Le Loup était particulièrement inquiet face à ce silence. Il aurait sans doute préféré tomber sur une bande de fanatiques dégénérés ayant égorgé un mouton pour quelques cultes obscurs ; il leur aurait flanqué la raclée de leur vie. Ce n’était pourtant pas le cas et le silence était de plus en plus pesant. Seul le bruit d’une goutte d’eau venait perturber le crépitement des flambeaux. Grimwald repéra les premières traces de sang au centre du caveau. Il dégaina lentement son immense espadon du fourreau accroché dans son dos. Un homme seul n’aurait pas été capable de tenir une telle arme, mais la force du Loup n’avait rien d’humain. Il s’agenouilla pour humer l’odeur qui s’en dégageait.
« Ce n’est pas du sang humain », conclut-il.
Il se redressa. La chose à laquelle appartenait ce sang avait été trainée jusqu’au caveau suivant. Cette affaire avait pris une tout autre tournure. Le Loup suivit la piste jusqu’à la porte du caveau suivant qui était entrouverte. Une lueur plus forte s’en dégageait. Il posa la lame de son épée contre son épaule pour garder une main libre, puis poussa la porte avec prudence. La clarté de l’espace dont toutes les torches avaient été allumées l’éblouit. La structure rectangulaire du caveau était similaire au précédent, bien qu’un peu plus grande. Les différents étages étaient disposés en balcons tout autour de la pièce, qui disposait d’une grande hauteur sous plafond. Au centre était disposée la source de la forte odeur de sang. Une tête de loup était empalée à une structure en bois. Le bruit de goutte qu’il entendait précédemment n’était pas celui de l’eau, mais du sang qui finissait de s’écouler. Une inscription le surplombait.
« Mort à la véritable Bête ».
Lorsque Grimwald comprit l’allusion, il était trop tard. Le piège qui lui avait été tendu se referma sur lui. Des chaînes jaillirent du sol et l’entravèrent entièrement. Il essaya de se débattre, mais plus il se débattait, plus les chaînes le brûlaient. Elles avaient été enduites d’une substance spéciale, jamais il n’avait ressenti une telle souffrance. Son épée tomba avec fracas dans un bruit métallique qui résonna dans toute la salle. Le résonnement fut interrompu par un rire mesquin. Grimwald vit alors une silhouette sortir de l’ombre derrière l’effigie ensanglantée.
« Le sergent Altorn ! »
Jamais Grimwald n’aurait imaginé ce fumier capable d’un tel stratagème. Il le savait perfide, certes, mais il le pensait juste bon qu’à des mesquineries de bas étage.
— Regardez-moi ça, messieurs… On dirait bien qu’on a attrapé quelque chose.
Ses hommes étaient eux aussi là, ils sortirent alors de leur cachette. Ils étaient disposés tout autour de la salle, cachés derrière les balustrades. Ils pointèrent leurs arbalètes sur Grimwald.
— Altorn, sale ordure, qu’est-ce que cela signifie ? grogna Grimwald, luttant contre la douleur.
— Ce que cela signifie ? Tu ne l’as pas déjà compris ? Je te pensais un peu plus intelligent, mais tu n’es qu’une bête après tout. Cette épreuve n’est qu’une mise en scène pour ta mort.
« Comment cela ? Cette histoire n’avait aucun sens ! »
— Tu es une honte pour tout le royaume. Comment un monstre comme toi pourrait-il porter les couleurs de nos ancêtres ? C’est une insulte, et nous allons y remédier ce soir.
— La reine ne le permettrait jamais !
— La reine ? Mais pourquoi crois-tu que cette épreuve porte le nom de « Jeu de la Reine » ?
La reine… c’était elle qui l’avait poussé à rejoindre cette épreuve. Non. Impossible. Grimwald se refusait d’y croire, la reine était la seule à avoir cru en lui alors que tous le méprisaient. C’était elle qui avait fait de lui un chevalier. C’était elle qui l’avait gracié, lorsqu’il se trouvait sur l’échafaud. Ce jour-là, il voulait en finir. Plus rien n’avait de sens, plus rien ne le retenait sur cette terre. Le monde était aussi sombre que les plus profonds recoins de cette crypte. Alors que le bourreau se préparait à faire son office, une lueur radiante l’avait ébloui. Une jeune femme, d’une quinzaine d’années s’était interposée face à une foule assoiffée de sang. Elle l’avait gracié au mépris de son peuple. Grimwald, qui s’était résolu à la mort, trouva ce jour-là une nouvelle raison de vivre : un souverain indifférent à l’opinion publique, mais animé par un véritable sens de la justice. Non, cette personne ne pouvait pas être à l’origine de cette fourberie.
Cette ordure d’Altorn avait le sens du spectacle, alors que Grimwald restait enchaîné, ses sbires avaient amené un pilori, recréant cette même scène, gravé dans la mémoire du Loup.
— Aujourd’hui, déclara le sergent, nous allons réécrire l’histoire. Nous allons rétablir la justice. Scrimo ! appela-t-il son sbire. Retire nos armoiries de cette bête.
Il s’exécuta. Le Loup, impuissant, ne pouvait rien faire. L’homme de main arracha dans un premier temps sa grande cape qui arborait l’emblème des Hautelune, puis le dévêtit de son armure rapiécée. Grimwald était humilié. S’il n’avait jamais eu besoin d’uniforme ou de titre de noblesse, ses vêtements, en revanche, préservaient la part d’humanité qu’il y avait en lui. Sans cela, il n’avait que l’aspect… d’une bête. Ses bas furent épargnés, mais sa dignité était meurtrie.
« Tout cela n’a bientôt plus d’importance. »
La reine saurait-elle demeurer en sécurité sans lui ? Au fond, il ne lui avait apporté que le mépris de son peuple. Peut-être était-ce mieux ainsi. Peut-être réussirait-elle mieux à fédérer ses sujets sans sa présence.
Son monde redevint ténèbres et obscurité. Ses pensées se tournèrent finalement vers sa femme et sa fille. Il allait bientôt les rejoindre, mais aurait-il le courage d’affronter leur regard dans l’au-delà ? Aurait-il le courage de leur demander pardon pour ce qu’il leur avait fait subir, pour ce qu’il était… Peut-être le pourraient-elles. Mais lui, se pardonnerait-il ? Il n’avait apporté que de la souffrance aux gens qu’il aimait et qu’il voulait protéger. Finalement, le mieux était peut-être d’en finir. Il cessa finalement de se débattre et accepta son destin.
— On dirait qu’il a finalement compris, jubila Altorn. À présent, ce jeu se termine. Moi, Altorn Malverne te condamne à mort.
Grimwald ferma les yeux. Dans l’obscurité de ses pensées, il vit une dernière image de sa femme jouant avec sa fille.
Une lame s’élança, et transperça la chair.
Le capitaine ne touchait plus le sol, juché au bout de l’épée. Il regarda son abdomen avec des yeux exorbités. Le sang ruisselait de sa bouche lorsqu’il marmonna « P…pou…pourquoi ? ». Son bourreau fit un mouvement de sa lame et projeta son cadavre contre l’un des piliers de la crypte. Le corps s’écrasa contre la roche avant de retomber dans une position désarticulée. Ses hommes de mains étaient tétanisés par l’horreur à laquelle ils venaient d’assister et restaient pétrifiés. Finalement, l’un d’entre eux lança :
— Il…il a eu le capitaine ! Tuez-le !
Ils tournèrent alors leurs arbalètes, puis décrochèrent sans véritable succès.
— Occupez-vous d’eux, fit la silhouette sombre sans sourciller.
De nouvelles ombres surgirent des ténèbres et une boucherie macabre eut lieu. Certains furent égorgés, d’autres furent démembrés, le sang et les viscères jaillirent de toute part. Une pluie de sang macula le sol du caveau. Grimwald assistait une fois de plus à cette scène, impuissant. Jamais, même lors de sa vie de soldat, il n’avait vu un tel massacre. Ses yeux se fixèrent finalement sur la silhouette blafarde qui sortit de l’ombre. Il rejeta sa capuche en arrière. Son teint était cadavérique. Il était vêtu d’atours nobles sous sa cape. Grimwald ne put quitter son expression des yeux. Alors que les gouttes de sang perlaient sur son visage, un sourire de jouissance était dessiné sur ses lèvres comme s’il se délectait de chacun des instants de cette boucherie.
— Qui…qui êtes-vous ? s’enquit finalement le Loup.
Sa question tira l’albinos de sa transe, mais il n’y prêta aucune attention.
— Fascinant, souffla-t-il en inspectant son corps bestial. Le Maître avait donc raison.
— Cette boucherie…vous n’êtes pas humain !
— Voilà qui est juste, admit-il. Mais dans la situation présente, c’est moi qui pose les questions. Pour rappel, c’est vous qui êtes enchaîné.
Ses congénères avaient pris place tout autour du caveau remplaçant les hommes du sergent Altorn dont le corps gisait par terre, disloqué par la violence du choc contre le pilier. L’albinos s’avança, descendant les trois marches qui menaient au centre de la pièce. Chacun de ses pas résonna dans le silence qui régnait à présent. Il était impossible d’imaginer qu’il y a quelques minutes des cris d’agonie faisaient rage dans la crypte.
— Où sont les autres ? demanda-t-il au Loup.
— Je ne vois pas de qui vous voulez parler.
— Ne me fais pas perdre mon temps. Les Wolgeírs, les guerriers-loups, protecteurs de la famille Hautelune. Y en a-t-il d’autres ? Où se cachent-ils ?
Les pensées de Grimwald étaient troublées, jamais il n’en avait entendu parler. Il était à sa connaissance le seul de son espèce. Qui était cet individu, et comment pouvait-il être aussi bien renseigné ?
— Ce piège. C’est vous qui me l’avez tendu n’est-ce pas ?
L’albinos se mit à rire à pleins poumons.
— Croyais-tu vraiment que ce misérable sergent Altorn était assez intelligent pour élaborer cette mise en scène ? Ce vaurien n’a été qu’un pion… comme tant d’autres.
— Et l’épreuve ? C’était également votre idée ?
— Je croyais t’avoir expliqué que c’était moi qui pose les questions.
Il planta sa lame dans l’épaule du Loup qui lui arracha un hurlement de douleur.
— Stupide animal. De toute façon, tout cela n’a bientôt plus d’importance. Le Maître doit actuellement être avec ta reine, elle est peut-être déjà morte à l’heure qu’il est. La seule chose qui nous importe est de savoir si d’autres membres de ton espèce sont encore en vie. Des siècles de guerres laissent des traces et nous ne nous arrêterons pas avant de tous vous avoir exterminés. Ce qui commence par le sang finira dans le sang.
La reine. À ces mots, Grimwald ne put contenir la rage qui montait en lui. L’image de son corps inerte emplit l’esprit du Loup. La fureur s’empara de ses muscles qui étaient encore entravés par les chaînes et le pilori. Toute la structure se mit à trembler, ce qui provoqua à nouveau l’hilarité de l’albinos.
— Débats-toi tant que tu veux. Ces liens ont été enduits d’extraits de Vulpériane. Tu ne parviendras jamais à les briser.
La rage continuait de le consumer. Quelque chose de plus l’animait, comme une volonté sourde. Plus il se débattait et plus les liens se resserraient. Les chaînes avaient traversé son épaisse fourrure et s’enfonçaient désormais dans sa chair. L’albinos esquissa un imperceptible mouvement de recul, puis se ressaisit.
— Si tu ne me réponds pas, tu ne m’es d’aucune utilité.
Il brandit son épée pour trancher la tête du Loup. À cet instant, un éclair blanc surgit de l’ombre.
— La rose blanche jamais ne vacille !
Le chevalier blanc venait d’entailler le bras de l’albinos qui lâcha son épée. Il se plaça devant le loup en position défensive.
— Je vous avais dit que la Rose honore toujours ses dettes, lui lança-t-il.
— Misérable ! s’invectiva l’albinos.
— En garde, vile créature. Le chevalier blanc ne tolère p…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’une autre créature pâle le transperça. Le premier, qui semblait être leur chef, s’avança au-dessus de lui.
— Sale humain insignifiant, qu’espérais-tu au juste ?
Cette fois, l’armure du chevalier était couverte de sang. Il ruisselait depuis sa bouche et lui arracha un étouffement muet. L’albinos releva la tête et s’exclama :
— Le Loup ? Où est-il passé ?
Ses congénères s’agitèrent et scrutaient l’obscurité environnante. Dans le tumulte de leur attaque contre les gardes, de nombreuses bougies s’étaient éteintes, laissant le caveau sombrer dans une pénombre lugubre. L’atmosphère était désormais oppressante. Dans les ténèbres, deux yeux rouges apparurent et, soudain, le calme fit place à un déchaînement bestial.
Le bourreau du chevalier blanc fut arraché en deux morceaux, laissant ses viscères tapisser le sol. Tous les autres se ruèrent sur lui. Le caveau fut souillé d’un véritable carnage. Les crocs pourfendaient et les griffes déchiquetaient. Rien ne semblait pouvoir stopper la folie meurtrière du Loup. Il ne contrôlait lui-même plus ses mouvements, spectateur de sa propre frénésie. Crânes broyés, corps démembrés, il ne restait plus rien de la troupe des créatures livides à part un dernier être blessé, rampant sur le dos au milieu des restes de ses semblables. La puissante patte du Loup vint lui écraser le buste.
— Pi..pit..pitié, épargnez-moi ! implora-t-il.
La vision du Loup était encore injectée de sang. Une part de lui refit cependant surface. Il avait déjà vécu cette folie meurtrière — ce soir-là. La bête avait pris de dessus et l’homme en lui n’était plus que spectateur de sa soif de sang. Plus jamais. Il s’était juré de ne plus jamais y succomber. Alors qu’il luttait, une main caressa son esprit et ses yeux reprirent leur couleur originelle. Grimwald se baissa pour ramasser l’épée de l’albinos par terre.
— Non ! Je peux demander au Maître…je peux…
L’épée pourfendit sa bouche et traversa sa tête. Son visage se figea dans un dernier rictus de souffrance. Grimwald tourna son épée, toujours enfoncée dans la gorge de la créature, révélant une paire de crocs acérés.
—Un buveur de sang, marmonna-t-il.
« Je pensais que ces créatures faisaient uniquement partie des légendes anciennes. De par ma propre condition, je ferai mieux de reconsidérer mes croyances entre mythes et réalité. »
Grimwald retourna près du pilori où le reste de ses vêtements jonchaient le sol. Son armure rapiécée était en lambeaux, il récupéra néanmoins sa cape et s’enveloppa dedans. Il eut un regard vers le chevalier blanc dont les atours étaient maculés de sang. Il s’était jeté seul dans la bataille face à un ennemi supérieur en nombre et l’avait libéré de ses entraves. Il est facile d’imaginer ce qu’il serait advenu de lui s’il n’était pas intervenu. Grimwald lui devait la vie. Alors que tout Granval se moquait de lui peu de temps auparavant, le chevalier avait prouvé sa bravoure en donnant sa vie dans l’obscurité d’un caveau, loin des regards. Lui ne l’oublierait pas.
Des cris lointains percèrent le silence de la nuit, arrachant le Loup à ses pensées. Si son ouïe n’avait pas été surdéveloppée, il ne les aurait sûrement pas entendus. Ses pensées se tournèrent immédiatement vers sa reine. D’un bond, le Loup se précipita vers la sortie. Sa célérité était telle que la lueur des flambeaux vibrait bien après son passage. Mais ce n’était pas suffisant. Si son ouïe ne l’avait pas trompée, ces cris provenaient du banquet et il se trouvait à l’autre bout des jardins. La distance était trop grande. Il se déplaçait plus vite que n’importe quel humain grâce à ses pattes puissantes, mais ce n’était toujours pas suffisant. Grimwald se résigna alors. Il adopta une posture qu’il exécrait, faisait ressortir sa nature bestiale. Il se voûta, adoptant la posture d’un loup et disparu dans l’obscurité de la nuit.
IV
UNE LUNE DE SANG
La lueur chaleureuse des bougies avait disparu. Sous la clarté de la lune, les corps sans vie des servantes et des ménestrels jonchaient le sol, se mêlant à la nourriture répandue par terre. Plusieurs silhouettes encapuchonnées terminaient d’exécuter les derniers invités qui les suppliaient de leur épargner la vie. Il ne restait plus rien du banquet. Finalement, les cris laissèrent à nouveau place aux rires. Les intrus avaient rejeté leurs capuches en arrière, dévoilant leur visage livide. Ils emplissaient à présent les verres du sang de leurs victimes, trinquant pour célébrer leur victoire. La tête de l’un des invités avait été placée à la place du rôti avec une pomme dans la bouche. Les convives étaient désormais devenus le banquet.
Les affrontements s’étaient étendus jusqu’en bordure du château. Les corps des gardes royaux jalonnaient la progression des affrontements jusqu’aux marches de la chapelle attenante aux jardins.
Alors que Selena trébuchait sur sa robe maculée de sang, un dernier garde faisait barrage.
— Re… Reculez ! N’avancez pas plus loin, créature démoniaque ! dit-il d’une voix tremblotante et emplie de terreur.
Avant qu’il n’ait pu s’en rendre lui-même compte, sa tête fut tranchée. Elle tomba sur les pavés dans une expression de surprise. L’acier n’avait pas reçu une goutte de sang. Sa garde était ornementée de deux ailes décharnées. C’était une lame mêlant raffinement et effroi à l’image de son porteur. Il avait ce même teint livide qui contrastait avec les riches couleurs de ses atours. Pourpre et or se mariaient à merveille avec sa barbe et sa chevelure de jais. S’il avait l’apparence d’un homme mûr, son âge restait difficile à mesurer. Figé au centre de la chapelle, il baignait dans une lumière écarlate. Un rayon de lune traversant l’un des vitraux lui sculptait une aura funeste.
— Après des siècles d’attente, nous touchons enfin au but. Père, je fais cela pour vous, regardez-moi ! dit-il la tête penchée en arrière comme s’il s’adressait aux cieux. Ses yeux étaient révulsés dans une expression de jouissance infinie.
— Je vais me délecter de chaque seconde de ce moment, reprit-il en dirigeant son attention vers l’adolescente terrorisée.
— Qui êtes-vous ? Pourquoi faites-vous cela ?
La créature fut prise d’un fou rire.
— Voilà une remarque bien ordinaire…j’en attendais un peu mieux d’une descendante des Hautelune. Vos parents ne vous ont rien dit des origines de votre famille ? C’est fort regrettable. Je conviens que leur fin tragique était quelque peu anticipée. À mon plus grand bonheur.
Il marqua un temps d’arrêt comme pour savourer cette dernière affirmation, puis reprit d’un air grave, non pas dénué d’un certain amusement.
— Considérez que les contes et légendes de votre enfance sont fondés, très chère, prononça-t-il en souriant, révélant ses canines acérées.
— Vous êtes un vampire ?
— Je suis Cornelius, l’un des cinq fils de Lazar. Pendant des siècles, ma famille a souffert par la faute de la vôtre, mais ce soir, tout cela se termine. Lorsque j’aurai bu votre sang jusqu’à la dernière goutte, je serai… différent. Je serai un être nouveau. Un être capable de lever la malédiction qui pèse sur nous depuis si longtemps. Vous nous avez chassés comme des bêtes pendant des siècles, mais, depuis ses dernières décennies, votre nombre n’a fait que décroître alors que nous nous sommes multipliés. Nous nous sommes mêlés aux vôtres, avons pénétré votre royaume, vos maisons, votre château. Je vous l’accorde, vos parents ont fait preuve d’une résistance redoutable en s’alliant l’un à l’autre. Ils nous ont causé bien des problèmes. C’est pourquoi je vais me délecter aujourd’hui du sang de leur fille. Mon seul regret est qu’ils ne soient pas là pour assister à cette scène.
Le choc des révélations fit vaciller la force morale de la jeune reine. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Elle se remémorait les contes que lui lisait sa mère avant de dormir lorsqu’elle était jeune. Quels étaient les secrets de sa famille ? Mais une seule question emplit les yeux de larmes de l’adolescente :
— C’est vous qui avez tué mes parents !? s’enquit Selena, la gorge serrée.
— Oh, je suis sûr que votre père serait fier de vous voir devenir la jeune femme que vous êtes maintenant, dit-il en guise de réponse, empreint d’une profonde satisfaction. Il a lutté pendant des heures, accroché à la vie avec une force étonnante — sans doute hérité de sa nature surnaturelle. Votre mère, quant à elle, a bien failli tout faire échouer. Ses derniers mots vous ont été destinés si cela peut vous réconforter. Mais cela n’est point utile, car à présent, c’est votre tour.
Alors qu’il prononçait ces dernières paroles, une ombre massive apparut sur le seuil de la porte de la chapelle. Enroulés dans sa cape, deux yeux injectés de sang perçaient les ténèbres. Sans même se retourner, le seigneur vampire remarqua sa présence.
— Si tu es ici, c’est que Virgil a échoué. J’étais tellement occupé à papoter que je n’ai pas remarqué que je n’entendais plus mes fils célébrer à l’extérieur. Un Loup seul contre eux… tu es un être remarquable.
Le Loup ne releva pas le compliment et ne le quitta pas des yeux.
— Grimwald ! s’exclama Selena. Cette créature n’a rien d’humain ! Partez ! Vite, sauvez-vous !
Cette dernière déclaration déclencha une nouvelle fois l’hilarité du vampire.
— Quelle ironie ! Une créature ? Comment osez-vous, alors que c’est ce que vous avez fait de lui. Connaissez-vous le lien qui asservit un Wolfgeír à son souverain ? Vampires et Hommes-Loups, nous avons été maudits par cette même famille. Grimwald, alliez-vous à moi et mettons un terme à cette malédiction ensemble.
Une nouvelle fois, le Loup resta impassible.
— Écartez-vous d’elle, prononça-t-il de sa voix bestiale. Je ne me répèterai pas.
— C’est ce maudit lien d’asservissement qui te musèle. Ton véritable ennemi est derrière moi. Tu ne me crois pas ? Je connais ton histoire Loup, j’ai de nombreux agents en ces terres. Cette nuit-là, c’est par sa faute que ta femme et ta fille ont perdu la vie. En utilisant son pouvoir, elle t’a appelé et tu as répondu à son appel pour la défendre. C’est elle la véritable responsable de la mort de ta famille ! Si vous ne voulez pas comprendre, je m’en vais vous libérer.
À peine eut-il bougé que le Loup rejeta sa cape, dévoilant une arbalète lourde, prête à frapper. Le machinisme claqua et le carreau partit aussitôt embrocher sa cible en plein cœur, projetant la créature sur plusieurs mètres en arrière. Le tir, qui aurait fauché n’importe quel mortel, ne fit que le ralentir. Le seigneur vampire se releva lentement, les traits contractés. Ses yeux rouges, maintenant fendus comme ceux d’une bête, débordaient d’une fureur sans nom. Pendant ce temps, le Loup était venu se placer devant sa reine.
— Grim…Grimwald, dit-elle. Je suis désolée… je ne savais pas… saurez-vous me pardonner ?
Le Loup demeurait impassible. Alors que son espadon était dressé devant lui, Selena put voir dans son reflet que des larmes coulaient des yeux du Loup. Son attention était toujours rivé sur la créature qui retirait à présent le carreau de son cœur.
— Ça, grimaça-t-il en jetant le carreau par terre. C’était stupide. À présent, vous allez mourir. Le Loup, je m’occupe de toi en premier.
D’un bond, il se jeta sur Grimwald. Leurs deux épées s’entrechoquèrent. Malgré le volume massif de l’espadon du Loup, il réussissait à dévier les coups rapides du vampire. Au fur et à mesure que les deux adversaires avançaient, ils traversaient tantôt l’obscurité, tantôt la lueur colorée des vitraux de la chapelle. De sa deuxième main, le vampire porta un coup qui trancha le buste du Loup. Il ne l’avait pas remarqué, mais les ongles de son adversaire avaient laissé place à des griffes acérées. Grimwald le repoussa d’un coup d’épée puissant.
Le pouls du Loup s’accéléra. Le sang, la survie, les révélations, ses pensées entraient désormais en ébullition et il sentait à nouveau la rage monter en lui. Ses yeux prirent un aspect sanguinolent et un voile rouge vint couvrir son regard. Son espadon glissa de ses mains alors qu’il sentait la puissance de cette furie sanguinaire affluer dans ses griffes. Avant que son adversaire n’ait pu réagir, la bête fondit sur sa proie. Son corps était une machine à tuer, et il l’utilisait comme tel, alternant griffes et crocs. Si Cornelius n’avait pas été un être à part, il n’aurait surement pas été en mesure de résister au Loup. Mais dans cette situation, même lui était débordé. Rapidement, son pourpoint raffiné fut réduit en morceaux. Alors que la blessure du carreau s’était déjà résorbée, les griffures du Loup semblaient affecter plus profondément le vampire.
— Assez ! s’écria Cornelius, dépassé par le Loup.
Une onde de choc projeta le Loup à travers la salle, balayant les chandeliers sur son passage. Un nuage de poussière voilait la vision du Loup. Des contractions de douleurs semblaient provenir de derrière le nuage alors qu’une forme indistincte grandissait. Soudain, le comte réapparut, s’élevant dans les airs. Deux grandes ailes sombres soufflaient le nuage de poussière. Son apparence avait changé elle aussi, ses traits étaient tirés à l’extrême, et sa bouche dévoilait deux rangées de crocs acérés. Les griffes de ses mains avaient doublé de volume et étaient désormais plus tranchantes que son épée.
— Je n’avais pas dû recourir à ma véritable forme depuis des siècles. Seule une poignée d’individus a pu contempler la puissance du sang ancien. Mourir par ma main sera un honneur !
Ses ailes se replièrent tandis qu’il fondait sur le Loup. Mais avant l’impact, Grimwald brandit un lourd candélabre, que la créature démoniaque heurta de plein fouet. Elle se débattit, incapable de l’atteindre. Même avec sa force bestiale, le Loup avait du mal à maintenir la créature hors de portée. Il pivota alors et le projeta de biais, brisant le candélabre de fer. D’un battement d’ailes, le vampire se redressa et projeta en l’air le morceau de fer lui étant resté dans les mains. Le projectile vint décrocher l’un des lustres du plafond qui tomba en direction du Loup qui l’esquiva de peu.
À peine eut-il le temps de se redresser que le vampire le transperça de ses deux griffes, les enfonçant directement dans sa chair. Grimwald hurla de douleur, une gerbe de sang s’échappant de sa bouche tandis que la créature l’emportait dans les airs. Il fut violemment projeté contre l’un des piliers du cœur, plusieurs mètres au-dessus du sol.
Face à face, les deux êtres se jaugeaient, leurs regards injectés de sang brûlant d’une haine semblable. Le vampire retira une main de sa prise, prêt à porter le coup fatal. Mais le Loup ne recula pas. Il l’agrippa avec une force brute, ses griffes s’enfonçant dans le flanc de la créature. L’attaque fut déviée, ne lui laissant qu’une entaille au visage.
Un cri rauque, inhumain, résonna dans la chapelle. Le Loup resserra son étreinte, puis tenta de planter ses crocs dans la gorge du seigneur vampire. Ce dernier opposa son épaule au coup, elle fut transpercée par la morsure. Son aile gauche s’affaissa, vidée de sa force, et tous deux chutèrent lourdement sur l’autel au centre du sanctuaire.
Le Loup gisait au milieu des ruines, incapable d’esquisser le moindre mouvement. Non sans mal, il tourna la tête en direction de son adversaire, qui se relevait déjà tout en se tenant l’épaule.
— Je dois reconnaître que la force des Wolfgeír est légendaire. Personne ne m’avait jamais opposé de résistance sous cette forme, reconnut-il haletant. Tu auras été un adversaire remarquable, mais tu as perdu.
Le seigneur vampire bondit une dernière fois pour porter le coup fatal. Grimwald, incapable du moindre geste, savait que c’était la fin. Les crocs transpercèrent la chair… mais ce n’était pas la sienne. Devant ses yeux impuissants, sa reine s’était dressée devant lui. Elle s’était sacrifiée pour lui, et les crocs du vampire étaient maintenant enfoncés dans son cou.
— Nonnn ! cria-t-il.
Ce simple mot fit tressaillir le Loup, ravivant la douleur de ses blessures.
— Je ne pourrai jamais effacer ce que j’ai fait. Mais laissez-moi vous protéger. Ma vie vous appartient, dit-elle au Loup en lui adressant un sourire fragile.
Le goût du sang royal emplit le vampire d’une soif frénétique. Alors qu’il s’apprêtait à la vider de son sang, il se dégagea subitement tout en s’étouffant et tomba à genoux.
— Ce sang…! Quel est ce sang vicié ? Sois maudite !
Selena s’effondra au sol juste devant le Loup.
— Pardonne-moi… susurra-t-elle avant de s’évanouir.
Le voile rouge devant les yeux de Grimwald se leva, laissant place à la clarté bleutée de ses pupilles dans lesquelles se reflétait le corps de la jeune femme. De nouvelles larmes coulèrent. Il ne les retint pas.
— Ma reine, murmura-t-il.
Ses pensées, jusque-là brouillées, s’éclaircirent soudainement. Les fantômes de son passé, qui le hantaient depuis si longtemps, lui apparurent avec une netteté apaisante. Il les voyait enfin tels qu’ils étaient.
Dans son esprit, sa femme et sa fille lui souriaient avec tendresse. Elle lui avait toujours pardonné, mais il réalisait maintenant qu’il devait se pardonner à lui-même. Cette jeune femme avait su déceler la clarté en lui, là où il ne percevait que l’obscurité. Il aperçut une lueur lointaine qui devint de plus en plus vive.
Cette lueur prit forme et s’avança doucement dans ce lieu secret de son esprit, où seules sa femme et sa fille résidaient. Toutes trois se prirent la main… et lui adressèrent un sourire.
Affaibli, Cornelius recracha les dernières traces du sang de la reine. Devant lui, une ombre colossale s’arrêta net. Le Loup n’était plus consumé par la rage. Dans ses yeux bleus, une seule chose demeurait : une volonté inébranlable. Protéger.
L’ultime assaut du Loup fut brutal. Le vampire, épuisé, du employer ses dernières ressources pour y faire face. Grimwald était au bout de ses forces. Chaque coup était une souffrance absolue. Il avait dépassé toutes ses limites et il ressentait le contrecoup de tous les affrontements qu’il avait mené au cours de la soirée. Mais il ne devait pas s’arrêter, non, il ne pouvait pas. Brisant sa garde, il porta un coup de griffes au visage du vampire, lui rendant une trace semblable à la sienne. La créature démoniaque poussa un cri de douleur et s’envola, brisant l’immense vitrail du sanctuaire avant de disparaitre dans la nuit.
Grimwald se pressa en direction du corps de la jeune femme et s’effondra à genoux, la prenant dans ses bras. Les paupières lourdes, Selena entrouvrit les yeux et murmura son nom.
— Grimwald…
Les larmes coulèrent à flots sur le visage du Loup.
— Ne dites pas un mot. C’est à vous de me pardonner ma reine. Pardonnez-moi de vous avoir laissée. Pardonnez-moi, je vous jure que cela n’arrivera plus. Jamais plus on ne vous fera du mal. J’en fais le serment.
Alors qu’il tenait la jeune femme dans ses bras, l’aurore perça à travers le vitrail brisé de la chapelle, illuminant la scène des reflets dorés de l’aurore.